Le Monstre du Loch Ness

"- Et comment avez-vous réussi à vous sortir de là ?
- Je ne sais pas... Je me suis réveillée le lendemain matin, échouée sur une berge du lac.
- Le lendemain matin ?
- Je pense que oui... Il faisait jour. Pas très clair, avec pas mal de brume... Je ne voyais pas très loin mais, oui, il faisait jour.
J'étais allongée, les pieds encore dans l'eau, sur une sorte de petite plage à moitié vaseuse. J'étais trempée mais, curieusement, je n'avais pas très froid. J'ai enlevé mon manteau, qui était trop lourd, mais j'ai pu garder mes vêtements sur moi.
- En effet, c'est plutôt curieux dans cette région.
- Oui mais, sur le moment, je n'y ai pas vraiment réfléchi. Il avait fait beau ces derniers jours et la brume était... habituelle. J'ai surtout essayé de comprendre où j'étais. Puis j'ai à nouveau entendu, au loin, le cri du monstre;
- Vous êtes sûre qu'il s'agissait déjà du monstre ?
- C'était le même cri que pendant la nuit... et le même que j'ai entendu par la suite. J'ai voulu m'éloigner du loch et retrouver l'auberge mais je ne savais pas du tout de quel côté je me trouvais. J'ai grimpé une petite escarpe et je me suis retrouvée devant un chemin qui traversait la lande et qui partait dans la brume. J'ai choisi une direction et j'ai commencé à marcher...
Plus j'avançais, plus la brume semblait épaisse. Je ne voyais qu'à quelques mètres autour de moi. Et puis il y a eu des ombres.
- Des ombres ?
- Oui, des formes que je n'arrivais pas à distinguer. Des arbres, des pierres ou des formes humaines... Mais j'étais fatiguée. Je n'ai pas voulu m'arrêter ni quitter le chemin.
En marchant, j'ai cru entendre des sortes de murmures (à un moment, j'ai même cru entendre mon prénom) mais tout semblait immobile et silencieux à part, de temps en temps, les cris lointains venus du loch... Et puis la brume s'est un peu dissipée et c'est là que j'ai vu la première cabane.
- La première cabane ?
- Oui, comme celles que j'avais déjà aperçues et qui servaient de remises aux pêcheurs du loch. Une cabane de bois. Petite. En la voyant, j'ai simplement espéré y trouver une chaise et pouvoir enlever mes vêtements mouillés... La porte n'était pas verrouillée et j'ai pu entrer me reposer un peu.
Il y avait une table, une chaise, un lit... une fenêtre et un petit miroir accroché au mur. Il y faisait plus chaud que dehors alors j'ai pu me déshabiller et m'allonger un moment.
- Est-ce que vous vous êtes endormie à ce moment-là ?... Emma ? Tout va bien ?
- Oui, excusez-moi... Mais j'ai l'impression qu'il s'est passé beaucoup de choses étranges dans cette cabane. Je ne suis pas sûre de me souvenir de tout...
- De quoi vous souvenez-vous en particulier ?
- Des sensations bizarres que j'ai ressenties sur ce lit. Puis le miroir dans lequel je me suis longtemps observée... La fenêtre par laquelle j'ai vu clairement apparaître le monstre.

"- A quoi ressemblait-il, ce monstre ?
- J'étais allongée sur le lit, je fermais les yeux et j'entendais de drôles de bruits dans ma tête... Comme une sirène. Des cris. Quelqu'un qui pleurait... qui m'appelait : "Emma ! Emma !!" Et puis, à nouveau, ce cri sourd qui venait du loch.
Je me suis levée. J'ai voulu aller vers la fenêtre et je me suis arrêtée devant le miroir. Je suis restée quelques instants immobile en sous-vêtements, à regarder mon propre visage et j'entendais toujours : "Emma ! Emma !!... M.A. !!
- M.A. ?
- C'est de cette manière que je m'appelle moi-même... Quand je suis seule, je ne suis pas Emma mais M.A.
- Et qu'est-ce que cela signifie ?
- Cela peut signifier beaucoup de choses. C'est ça que j'aime. Ça peut être Mon Ange, Mon Amour, Mauvaise Amitié, Malicia Applegale...
- Marie-Antoinette ?
- Oui, pourquoi pas... Je me sentais vraiment triste et fatiguée. Je ne savais pas où j'étais... Puis j'ai cru voir une des ombres passer devant la fenêtre. Je me suis approchée et, en contrebas, j'ai pu voir un immense serpent noir qui nageait dans les eaux du loch.
- Pouvez-vous me le décrire ?
- Pas vraiment... mais son corps était extrêmement long et il ondulait à la surface. J'ai vu aussi une tête arrondie qui entrait et sortait de l'eau en dégoulinant. Il était... immense.
Il a tournoyé un petit moment devant la cabane puis il a disparu. J'ai vraiment été fascinée par cet animal... Sur l'instant, j'avais l'impression d'avoir fait une découverte totalement extraordinaire. Je me suis dit "Il faut absolument que je raconte ça aux autres."
J'ai voulu me rhabiller mais mes vêtements étaient encore mouillés alors, en attendant, j'ai voulu trouver quelque chose pour ne pas oublier ce que j'avais vu. Je cherchais... de quoi écrire ou de quoi dessiner. J'ai fouillé la cabane mais je n'ai rien trouvé alors...
- Oui ?
- Alors j'ai détaché un clou qui dépassait d'un des murs et j'ai gravé un dessin du monstre dans le bois de la cabane. J'y ai ajouté la date et mes initiales.
- M.A. ?
- Oui, c'est ça. Puis je me suis rhabillée et je suis retournée sur le chemin."

"- Je me souviens que, quand je suis sortie de la cabane, la brume avait disparu et le soleil brillait hait dans le ciel. Tout était vert autour de moi avec, en contrebas, les eaux du Loch Ness qui semblaient s'étirer à l'infini. Je me suis remise à marcher. A courir même. Je voulais vite retrouver les autres pour leur raconter ce que j'avais vu. Je me disais "Ils doivent s'inquiéter." Je m'en voulais d'être partie seule, je voulais les rassurer et les ramener avec moi vers le loch mais...
- Mais quoi ?
- Mais je ne voyais jamais la fin du chemin. J'avançais sans rien croiser de particulier... Il y avait des arbres mais ils se ressemblaient tous. Quelquefois une cabane... J'ai marché pendant des heures et, avec le soir qui arrivait, j'ai commencé à avoir de plus en plus peur.
- Peur de quoi exactement ?
- Peur d'être nulle part.
- Et le monstre ?
- Non, il n'y avait plus rien. Plus de cris, plus de vagues... Même ça, pourtant, ça m'aurait rassurée. Je ne pouvais appeler personne à mon secours. Toujours des arbres, quelquefois une cabane... La lumière commençait à baisser et la brume revenait... Et puis, petit à petit, les ombres aussi sont revenues.
- Les mêmes que le matin ?
- Plus nombreuses. Plus précises. D'abord une, puis deux, puis cinq... puis des dizaines. J'ai continué à avancer sans m'arrêter. Quelques-unes m'ont frôlée et... j'ai eu l'impression de voir un instant de véritables visages.
Certaines me regardaient passer. Il y en avait de plus en plus. J'ai aussi entendu des murmures autour de moi. Mon nom qui résonnait doucement... Il faisait presque nuit lorsque le cri du monstre a de nouveau retenti.
- Avez-vous essayé de vous échapper ?
- Mais je marchais déjà depuis des heures ! Je ne pouvais tout de même pas faire demi-tour ! J'étais épuisée... A force d'en croiser, j'ai pensé m'arrêter une nouvelle fois dans une cabane de pêcheur... mais j'avais un mauvais pressentiment. Je voulais avancer le plus loin possible pour sortir de cette ligne droite. Je savais que ce n'était pas normal d'avoir marché aussi longtemps sans avoir rien trouvé sur ma route. Et il n'y avait personne... personne de vivant.
Les cris du monstre semblaient se rapprocher. Il commençait à faire froid et les ombres continuaient à se multiplier autour de moi.
- Malgré la faible lumière du soir ?
- En fait, j'étais de plus en plus enveloppée par la brume et les ombres apparaissaient à travers elle... J'entendais mon nom, les cris du monstre résonnaient : avant de ne plus rien y voir, j'ai distingué la silhouette d'une nouvelle cabane de pêcheur au bord du chemin. Je me suis remise à courir et je me suis précipitée à l'intérieur... Il y avait un dessin de serpent et mes initiales gravées sur l'un des murs !!"

"- C'était la même cabane ?
- C'était à devenir folle... J'avais marché toute la journée dans la même direction, face au soleil... tout droit, sans jamais lui tourner le dos...
Dans la panique, j'ai tout imaginé pour trouver une explication. Mais il n'y en avait pas... Mes initiales étaient gravées dans le bois. L'obscurité finissait de tomber et, tout à coup, les hurlements du monstre ont retenti... Des hurlements. Ce n'était plus les mêmes appels lancinants. C'était de véritables cris d'attaque. Par la fenêtre, je distinguais encore le Loch Ness qui bouillonnait en contrebas... Le monstre agitait son corps dans tous les sens et des gerbes d'eau venaient s'écraser sur la vitre.
Et puis le calme est revenu. Plus de cris, plus de murmures... Je me suis alors sentie soulagée, apaisée même. Comme si plus rien ne pouvait m'arriver... Alors, au bout d'un long moment de silence, je suis ressortie.
La brume avait disparu, la pleine lune brillait et tout était tranquille. Même dans la nuit, l'endroit où je me trouvais me rappelait quelque chose... J'ai remonté le col de ma veste et j'ai suivi un autre petit chemin qui descendait vers le loch.
Je n'avais pas peur de m'éloigner toute seule... Nous étions partis à quatre, nous avions continué à deux et là, en pleine nuit, je me suis retrouvée seule au bout d'un sentier qui s'achevait au bord du loch. C'était magnifique : le silence, la solitude, les reflets de la lune qui vibraient doucement sur l'eau. L'obscurité presque totale. J'avais juste remonté le col de ma veste et je n'avais pas froid...
J'ai finalement compris que j'étais revenue au même endroit et, peut-être, au même moment que la veille. Je regardais à nouveau les mêmes reflets de lune dans les vaguelettes du loch.
Je me disais "Ça y est, c'est terminé. Philip est endormi là-haut, près du chemin. Je vais aller le rejoindre. Je vais essayer de ne pas le réveiller et de me serrer contre lui."
Je me suis retournée pour reprendre le petit chemin et c'est à ce moment-là que le monstre a jailli derrière moi."

"- Son cou s'est élancé vers le ciel dans un hurlement terrible. Une gerbe d'eau froide m'a recouverte et m'a plaquée au sol.
Son corps de serpent était dressé comme une immense tour et sa tête, en s'agitant, passait devant la pleine lune.
Je voyais tout : ses yeux, ses dents, sa langue... et son cou a commencé à se courber dans ma direction.
Je ne voulais pas mourir alors je me suis relevée et j'ai remonté le chemin le plus vite possible vers la cabane. Le sol était trempé et très glissant, je dérapais sans cesse mais je ne voulais pas me retourner. Plusieurs fois, j'ai cru sentir le souffle humide du monstre s'approcher de ma tête.
Je ne savais pas jusqu'où il pourrait me suivre mais je pensais que, une fois dans la cabane, je serais en sécurité. Et j'ai finalement réussi à y rentrer et à fermer la porte...
- Et ensuite ?
- Je crois que j'ai commencé à réfléchir à ce que je pouvais faire... J'étais persuadée d'être revenue dans le monde réel. Quelqu'un - Philip ou quelqu'un d'autre - avait sûrement entendu les hurlements du monstre. Quelqu'un allait venir m'aider... Et puis j'ai entendu de grosses gouttes d'eau qui s'écrasaient sur le toit de la petite cabane.
J'ai recommencé à avoir très peur. J'ai regardé par la fenêtre et l'image que j'ai vue restera pour toujours gravée dans ma mémoire...
- Pouvez-vous me la décrire ?
- C'est assez difficile... Il faut imaginer, dans une lumière de lune, l'immensité du Loch Ness et, devant moi, le corps de serpent noir dressé jusqu'au ciel et dont le tête se recourbait vers moi en dégoulinant... Il était si grand et, pourtant, il me fixait du regard.
Sa gueule s'est ouverte et ses mâchoires sont venues s'écraser sur la cabane... J'ai à peine eu le temps de reculer et j'ai vu les dents du monstre déchiqueter le toit de bois avec fureur.
Je suis sortie en hurlant et je me suis enfuie dans l'obscurité... Et puis je me suis réveillée ici, il y a trois jours, dans ce lit d'hôpital.
- Oui... Savez-vous ce qui s'est réellement passé pour que vous arriviez jusqu'ici ?
- On m'a raconté que, en fait, Philip m'avait suivie jusqu'au loch. Quand je me suis noyée, il a plongé et il a réussi à me sortir de l'eau et à pratiquer les gestes de premiers secours... Puis il est allé chercher de l'aide mais, malgré tout ça, je suis restée près de deux mois dans le coma...
- Pourtant, d'après ce que vous m'avez raconté, vous vous êtes farouchement battue pour pouvoir rester en vie.
- Oui... mais je ne sais pas si ça a réellement servi à quelque chose. Enfin... je suis là.
- Vous savez que, pendant que vous étiez inconsciente, nous avons procédé à plusieurs interrogatoires de vos amis et de Philip en particulier, n'est-ce pas ? Nous avons également procédé à une inspection précise des lieux de votre "accident".
- Oui...
- Emma, vous savez ce qui s'est réellement passé.
- Je crois...
- Pourquoi, cette nuit-là, avez-vous tenté de vous suicider ?
- Ça... je crois que c'est une autre très longue histoire."