Vampires 1
Ce soir là, Howard était vraiment au bord du désespoir. En rentrant chez lui, il avait déambulé pendant plus d'une heure dans le quartier de White Church.
Il y avait eu une nouvelle fusillade. Encore une. Il avait fallu tirer, une nouvelle fois. Combien en avait-il tué cette fois ? Au moins deux...
Il était assis sur un des bancs de l'église et il attendait son tour pour entrer dans le confessionnal.
Il était assis sur un des bancs de l'église... et il se rendit compte qu'il avait gardé son arme sur lui. Sous sa veste.
Il avait envie de pleurer. Dans cet état-là, il savait qu'il allait passer une nouvelle nuit avec Ricardo Rodriguez. Il s'attendait déjà à un véritable cauchemar... mais avait-il vraiment le choix ?
Le rideau s'ouvrit et la place fut libérée. Howard fit un dernier signe de croix et il s'installa à côté du prêtre.
Un grillage de bois les séparait et les empêchait de se voir mais il savait que le père Andrew n'aurait aucun mal à le reconnaître.
Alors qu'il se penchait pour commencer à confier ses fautes, à voix basse, Howard sentit le poids de son révolver qui pesait sur sa poitrine...
"- Bonsoir, mon fils. Parlez-moi en toute confiance.
- Je vous demande pardon, mon père, parce que j'ai pêché. Une fois de plus... une fois de plus j'ai donné la mort. J'ai abattu deux jeunes garçons cet après-midi.
- Comment cela s'est-il passé ?
- Une intervention dans une maison... pour neutraliser un gang des quartiers Sud. Une affaire de drogue et de trafic d'armes... Nous avons donné l'assaut en signalant que nous étions armés et qu'il valait mieux se rendre...
- Et ensuite ?
- Ils se sont dispersés et ils ont commencé à tirer. Ils étaient complètement shootés... Quand leurs armes ont été vides, ils se sont jetés sur nous avec des couteaux, des manches de bois... n'importe quoi, en hurlant. J'en ai abattu deux face à face. Ils sont morts devant moi... Mais peut-être que j'en ai touché d'autres dans la fusillade.
- Il s'agissait donc d'individus très dangereux, n'est-ce pas ?
- Il s'agissait de gamins entre 17 et 21 ans. Comme d'habitude, on leur a crié qu'ils n'avaient aucune chance... Qu'est-ce qu'ils en avaient à foutre... ?
- La plupart des personnes dans votre cas - des policiers, des soldats ou autres - diraient simplement qu'elles ont fait leur devoir, n'est-ce pas ?
- Sans doute... il y a maintenant plus de quinze ans que je fais ce métier. Cette explication ne me suffit plus... Je ne veux plus dormir avec Ricardo Rodriguez.
- Qui est Ricardo Rodriguez ?
- Ricardo Rodriguez est un garçon que j'ai abattu voilà plus de dix ans... Il faisait partie d'un gang... J'ai cru que je pourrais l'aider à s'en sortir. Il avait accepté de me parler et, moi, j'avais accepté de l'écouter. Il m'avait raconté sa vie, son chemin, ses rêves... J'avais tout préparé pour qu'il puisse quitter la ville et commencer une nouvelle vie...
- Et que s'est-il passé ?
- Je n'ai jamais su s'il s'était moqué de moi depuis le début ou s'il avait simplement changé d'avis... Le jour où nous devions partir, j'ai vu qu'il portait une arme cachée sur lui. Je lui ai demandé de me la donner et, à la manière dont il a refusé, j'ai compris qu'il allait se passer quelque chose. J'ai essayé de parler avec lui mais il ne m'écoutait plus... Il m'insultait. Il ne voulait rien savoir. Il a voulu empoigner son arme alors j'ai sorti la mienne. J'ai encore essayé de le convaincre. Il me regardait en souriant, il s'amusait de me voir ainsi. "Vas-y, Howard. Supplie-moi encore." Il pensait que je m'humiliais devant lui. Peut-être se disait-il que je n'aurais pas le cran de tirer.
- Et vous l'avez fait.
- Lui aussi... Mais ce petit con s'imaginait qu'on pouvait tenir un flingue comme un bâton de sucette et son coup est parti en l'air. Comme on le dit dans chez nous : "je l'ai neutralisé"...
- Vous savez que, si vous ne l'aviez pas fait, il aurait sans doute causé la mort d'autres personnes innocentes.
- Je le savais. J'avais déjà tué d'autres personnes avant lui mais c'est à partir de là que j'ai commencé à réfléchir à la valeur de la vie humaine... Celle de ceux que j'ai tués.
- Et celle de ceux que vous avez sauvés, Howard.
- Ce n'est pas leur visage qui me revient en tête lorsque je suis seul chez moi... C'est celui de Ricardo Rodriguez. Je n'ai pas fait que mon devoir en lui tirant dessus, j'ai aussi déchargé ma haine... J'aurais tellement voulu l'aider si seulement...
- Si seulement il l'avait accepté. Vous lui aviez donné le choix. Vous lui aviez tendu la main et il a pris la décision de la refuser. Dieu nous a fait libre...
- Seul Dieu a le droit de reprendre la vie, n'est-ce pas ? Avec tout le sang que j'ai sur les mains, comment pouvez-vous dire qu'il me reste une chance d'aller au Paradis ?
- Alors pourquoi continuez-vous ce métier qui vous épuise ?
- Dans mes bons moments, je pense à ceux que j'ai pu sauver... Si j'abandonnais maintenant, je sais que je ne supporterais pas d'attendre parler de personnes agressées ou tuées par des gangs. J'aurais l'impression d'avoir trahi les innocents qui comptent sur moi. Dans mes mauvais moments, je me dis que, de toute façon, la damnation est déjà sur moi depuis longtemps... Que mon âme est en Enfer et que je reste ici en attendant de la rejoindre.
- Personne ne peut connaître le sort que Dieu nous réserve. Ni vous, ni moi, ni personne.
- Quel sort a-t-il réservé à ceux que j'ai abattus ? J'ai pris la décision de tuer mes semblables... En quoi suis-je meilleur que les meurtriers de la rue ? Peut-être que je remplis l'Enfer d'âmes impures... mais j'aimerais savoir ce qu'il en est de la mienne.
- Vous savez que vous avez choisi un chemin particulièrement difficile. Personne ne pourra répondre de manière satisfaisante à votre question. Vous êtes sans cesse à la limite entre l'agression et la protection... Je ne sais pas quoi vous dire, surtout en ces temps où la violence se déchaîne sur nous tous. Je prononce moi-même chaque semaine des oraisons funèbres pour des personnes mortes pour rien - un sac ou une voiture - et je vois le désespoir des familles pour qui mes paroles sont un bien faible réconfort. Peut-être, grâce à votre engagement, vous sentez-vous plus utile...
- Parfois... mais, en ce moment, je me sens surtout dépassé. Tout va si vite. A peine a-t-on localisé un suspect qu'il faut déjà penser que, peut-être, il va falloir lui tirer dessus pour le maîtriser... Chaque fois se dire : "Tiens, voilà peut-être ma prochaine victime."
- Vous vivez souvent ce genre de situation ?
- De plus en plus... Vous savez sûrement que les temps sont particulièrement violents depuis quelques mois.
- Je le sais. Ce sont les gangs qui se multiplient ?
- Pas seulement... Il y a aussi tous ces meurtres commis la nuit. Des gens qui disparaissent. Des corps que l'on retrouve égorgés et vidés de leur sang... sans raison apparente.
- Ce ne sont pas des vols ?
- Non. Ni des règlements de compte. Mais les gangs qui, d'habitude, prennent possession des rues pendant la nuit sont particulièrement nerveux. Même eux n'arrivent pas à se défendre et ils ont tendance à tirer sur tout ce qui bouge... Certains pensent même que la police fait sa propre justice en attaquant ceux d'entre eux qui s'isolent pour les égorger...
- Qui peut commettre de tels crimes ?
- Pas nous... en tout cas, pas de cette manière-là. Il y a trop de morts pour que cela soit l'oeuvre d'un seul assassin mais le mode opératoire est très répétitif : la nuit, un cadavre égorgé, pas de vol ni de violence préliminaire, aucune emprunte ni aucune trace biologique du meurtrier. Une nouvelle bande inconnue... des satanistes, peut-être. Je ne sais pas.
- C'est une nouvelle plaie qui s'abat sur nous. Je sais que déjà deux personnes ont disparu dans les rues de White Church. Les gens ont peur...
- Tout le monde tremble à l'idée de finir égorgé dans une ruelle ou sur un terrain vague. Beaucoup pensent qu'ils seraient plus en sécurité avec une arme à la main... C'est un cycle infernal... Je ne suis pas près de retrouver le repos... Et Dieu sait que je suis épuisé, mon père...
- Écoutez-moi, Howard. Je ne peux pas vous révéler la manière dont vous devez conduire votre vie mais je suis convaincu d'une chose... Vous venez me voir parce que vous souffrez et vous souffrez parce que vous doutez...
- Je doute quand je tue, oui.
- Mais, dites-moi, quel genre de monstre seriez-vous si vous ne portiez pas sans cesse ce doute en vous ? Dans la voie que vous avez choisie, ce doute et cette souffrance sont la preuve de votre humanité : ce sont eux qui vous permettent encore d'espérer le Paradis. Je ne sais pas quel est le sort que Dieu réserve à ceux que vous combattez mais je suis convaincu que ceux qui ont tué sans se poser la question du mal qu'ils faisaient ne seront pas pardonnés. Les autres, peut-être... ils auront toujours une chance et, tant que vous douterez, vous ferez partie de ceux-là.
- Vous croyez ?
- Howard, je souffre sincèrement de vous voir à ce point rongé par le remord... mais je serais effrayé de vous entendre raconter votre vie sans que le moindre sentiment ne vous tourmente. Tant que le doute sera là, vous souffrirez. Mais le jour où le doute disparaîtra, alors vous serez perdu. Et je préfère vous voir souffrir que vous sentir perdu.
- Vous croyez ?
- Vous êtes libre à tout moment de changer de vie, Howard, et vous seul pouvez le décider. Mais tant que vous poursuivrez ce métier, surtout ne changez pas car vous êtes du bon côté de la limite. Continuez à regarder en face le visage de Ricardo Rodriguez, efforcez-vous de lui pardonner et priez pour lui.
- Je vous remercie, mon père... J'avais vraiment besoin de vous parler.
- Allez en paix, Howard. Il est déjà tard, ne vous attardez pas trop ici. Vous reviendrez prier demain matin. Au nom du Père, du Fils..."
La nuit était déjà tombée lorsque Howard ressortit de l'église. Il se sentait mieux. Cette fois, le père Andrew avait trouvé des mots qui l'avaient touché au coeur, malgré le poids de son révolver.
Il faisait sombre et il faisait doux. Il n'avait pas envie de se presser. Il fallait pardonner à Ricardo Rodriguez... Jusqu'ici, il avait pensé que c'était à lui de demander pardon... Que pensait-il réellement de son métier de flic ? C'était sûr que, un jour, il aurait à se poser sincèrement la question... Sans quitter la police, il pourrait trouver des affectations moins exposées. Ce serait comme une manière, après quinze ans d'abnégation et de loyaux services, de penser un peu à lui... Et puis, il se dit que la Brigade criminelle correspondait quand même mieux à l'image qu'il se faisait de la police...
Alors qu'il pensait à tout cela, Howard ne remarqua pas qu'il était suivi. Pourtant, personne d'autre ne marchait dans la rue...
Non mais, alors qu'il avançait tranquillement, le feuillage des arbres sous lesquels il passait bruissait sur son passage. Quelque chose se déplaçait au-dessus de lui... Comment imaginer une chose pareille ?
Howard arrivait en face de chez lui. Il n'y avait plus que la rue à traverser. Le feu piéton était rouge pourtant il n'y avait absolument personne... Mais Howard préféra attendre.
La chose... Il ne l'entendit pas tomber de l'arbre pour s'abattre sur lui et le plaquer au sol. Son front cogna le trottoir et il sentit simplement une morsure acérée s'abattre sur sa gorge pour aspirer son sang.
Sa vie ne s'enfuyait pas par la lame d'un couteau ou par une balle de révolver... mais elle s'échappait dans la gorge d'un vampire.