Mardi, 9h04.

Avant de parler avec Andy, le "docteur" Boujéma essaya de comprendre tout ce que lui avait dit le jeune Anthony...
Il avait parlé, beaucoup parlé mais, seul dans sa chambre après le cambriolage et dans sa cellule depuis la veille, il avait eu le temps de réfléchir aux questions qu'on lui poserait. Stimulé par la panique, avait-il tout préparé pour se disculper ou avait-il accepter de jouer de la vérité avec l'inspecteur ?
Boujéma n'eut pas trop de temps pour faire le point là-dessus. Il essaya plutôt de se re-concentrer avant l'arrivée d'Andy Paulard.
Quelques instants plus tard, il regarda l'adolescent s'installer : nerveux, raide.
Il essaya quelques instants de se mettre mentalement à sa place, pour imaginer les pensées les plus immédiates qui pouvaient l'agiter à cet instant précis...
En fait, il se dit qu'Andy était comme beaucoup des enfants qui venaient dans son cabinet : il ne venait pas de son plein gré mais poussé par un adulte qui attendait quelque chose de lui... Donc, Andy se sentait observé et allait probablement réagir en fonction du regard qu'il voyait posé sur lui : que pense-t-il de moi ? que veut-il que je lui dise ? comment puis-je le surprendre ou l‘énerver ?
Boujéma ne savait pas quels mots prononcer pour ouvrir l'interrogatoire.
Cette fois-ci, Pinter Zymot resta dans la pièce. Il se plaça dans un coin, hors de vue du jeune garçon. Boujéma activa discrètement l'enregistrement de l'entretien.

 

"- Bonjour.
- ...
- Est-ce que tu peux me dire comment tu t'appelles ?
- Vous le savez déjà.
- Oui. Et je suis sûr que tu sais toi aussi qui je suis... Moi, je ne me souviens pas de toi, mais je suis certain que l'on s'est déjà rencontrés.
- ...
- Tu es au collège Féval ? Alors, je suis sûr que tu m'as déjà vu au moins une fois...
- Vous êtes le docteur Boujéma. Vous êtes psychologue.
- Oui. Et toi, comment tu t'appelles ?
- Andy.
- Andy Paulard ?
- Oui.
- Est-ce que tu m'as vu cette année ou l'année dernière ?
- Je vous ai vu l'année dernière et l'année d'avant. Vous étiez venu faire des interventions dans ma classe.
- De quoi j'avais parlé déjà ?
- Vous expliquiez à quoi servait un psychologue. Vous expliquiez aussi qu'on pouvait réfléchir nous-mêmes à ce qu'on faisait, à la manière dont on réfléchissait.
- Ça t'avait plu ?
- Oui, c'était amusant. Vous nous aviez fait sortir de la salle, puis on s'était installés comme on le voulait et puis vous nous aviez expliqué comment, sans y faire attention, nous avions choisi notre place.
- Et toi, où est-ce que tu étais assis ?
- Au premier rang à droite.
- Près de la porte. Pourquoi t'étais-tu mis là ?
- A moi, vous ne me l'avez pas expliqué.
- D'après toi, qu'est-ce que j'aurais dit ?
- Je ne sais pas, je ne suis pas docteur.
- Moi non plus je ne suis pas docteur. Tu vois, je n'utilise aucun médicament et aucune ordonnance.
- ... Non, mais vous avez essayé de soigner Matthieu Fleuriault quand il était en troisième.
- Oui... et je crois que ça avait plutôt bien marché.
- En tout cas, après vous avoir vu, il était toujours aussi nul en classe.
- Peut-être, mais ce n'était pas ça le problème.
- Ah ?
- Tu penses qu'être nul à l'école est une maladie soignée par les docteurs ?
- Ben... c'est pas normal.
- Et toi, tu es bon à l'école ?
- Je travaille pas beaucoup. Mais je comprends les choses pas trop compliquées.
- De quoi est-ce que tu as peur, Andy ?
- ...
- Attention. Je ne te demande pas ce que tu as fait. Je ne veux même pas en parler. Dis-moi seulement pourquoi, en ce moment, tu me parles en ayant peur.
- ...
- Matthieu Fleuriault était très mauvais à l'école, mais ce n'était pas une maladie. Je ne pouvait pas le soigner. Par contre, il était extrêmement malheureux. Et sais-tu pourquoi ses parents l'ont envoyé me voir ? Parce qu'il voulait se suicider.
- Oui, et alors ?
- Et alors il est toujours nul en classe mais il a envie de continuer à vivre... Comme pour lui, je me fiche de tout ce qui s'est passé hors d'ici. Par contre, je veux que tu me parles de toi maintenant : pourquoi est-ce que tu as peur de moi ou de l'inspecteur Zymot ?
- ... Parce que je vais aller en prison.
- Mais pourquoi est-ce que tu as peur de la prison ? Pourquoi tu ne veux pas y aller.
- ... Je ne sais pas.
- Si tu penses à une prison, qu'est-ce qui te fais peur ?
- ... Je suis enfermé. Je suis tout seul.
- Tu as peur de rester seul ?
- Non.
- Il fait sombre ?
- Non, il y a de la lumière.
- Il fait froid ?
- ...
- Qu'est-ce que tu fais dans cette prison ?
- Rien... Je veux parler à ma mère.
- Pour lui dire quoi ?
- ... En fait, j'aimerais lui dire de ne pas venir me voir. Mais j'aimerais quand même lui parler. Alors, je lui écrirais des lettres...
- Tu voudrais ne plus la voir ?
- ...
- Si elle venait, tu aurais peur que des gens se moquent d'elle : c'est honteux de venir voir son garçon en prison.
- Oui.
- Mais, par contre, est-ce que tu as peur de rester seul enfermé dans une cellule ? si tu as de la nourriture, quelques affaires...
- ... Oui, un peu.
- Alors, si tu as peur, il faut que tu te défendes. Pourquoi est-ce tu ne dis rien du tout à l'inspecteur Zymot ? Même pour te défendre ?
- ...
- Réfléchis un petit peu à ça : si tu décides que tu ne dois absolument rien lui dire, au moins tu sauras pourquoi... C'est comme cela que je travaille et c'est toi qui décide... On va arrêter là pour le moment. Réfléchis tranquillement et on en reparlera, d'accord ?
- ...
- Ne me regarde pas comme ça : si tu ne veux pas lui parler, tu ne parleras pas. D'accord ?
- ... D'accord."

Boujéma aurait voulu finir l'entretien sur ces premiers signes de confiance mais Zymot décida d'intervenir. La matinée était déjà bien avancée et, quitte à bousculer Andy, il fallait essayer de profiter tout de suite des brèches amorcées par le psychologue.
Alors qu'Andy se levait de sa chaise, l'inspecteur décida de prendre la parole. Il fit signe à Boujéma de le laisser s'asseoir en face du jeune garçon. Le "docteur" pinça les lèvres mais il s'écarta du bureau.

"- Excuse-moi, Andy, mais j'aimerais que tu te rassois. Si tu as un peu réfléchi, tu dois savoir ce que tu as à me dire.
- ...
- Mais tes deux camarades me parlent, eux. Si tu ne m'expliques pas ce qui s'est passé, ils peuvent dire n'importe quoi et t'accuser de toute l'histoire.
- ... Vous m'avez dit que vous saviez tout.
- Non... pas tout. Je vais même t'expliquer tout ce que je sais et tout ce que tes deux copains m'ont déjà dit : pour que tu comprennes vraiment ce que je veux savoir et ce que tu risques.
- ...
- Il y a tout juste une semaine - mardi dernier - ton camarde Anthony suivait un cours de soutien scolaire auquel participait Mme Autard. C'est bien ça ?
- ...
- Pendant qu'il travaillait, il a entendu Mme Autard discuter avec une autre dame et lui raconter que la serrure de son appartement ne fonctionnait plus.
- ...
- Son amie lui a demandé si elle ne craignait pas d'être cambriolée. Et là, Mme Autard - très imprudente - a expliqué qu'effectivement n'importe qui, ou presque, pouvait entrer de nuit dans son immeuble, ouvrir sa porte et prendre tout ce qu'il voulait. En plus, elle a même expliqué que la serrure ne serait pas réparée avant le lundi suivant.
- ...
- Anthony entend tout cela et raconte tout à ton copain Michael. D'après Anthony, c'est vous deux qui avaient imaginé et préparé le cambriolage : facile et sans risque.
- ...
- Michael dit même que c'est toi qui aurait vraiment eu l'idée.
- ...
- Dès le jeudi après-midi, Michael - ou peut-être toi - a suivi Mme Autard. Il l'a écoutée et suivie ; il a même discuté avec elle... Et, à la fin de la semaine, vous connaissiez son adresse - son immeuble, son étage, sa porte - et même le code d'entrée de son immeuble.
- ...
- Vous avez attendu le dimanche soir. Pourquoi ? Parce que, Michael et toi, vous savez quitter l'appartement de vos parents, la nuit, sans vous faire remarquer alors qu'Anthony, lui, n'ose pas le faire. Il vous dit, par contre, que ses parents ont l'habitude de sortir très tard le dimanche soir parce qu'ils ne travaillent pas le lundi... Jusqu'ici, c'est juste ?
- ...
- De toute façon, ce n'est pas ce qui m'intéresse. Vous vous êtes rendus tous les trois chez Mme Autard pour piquer de l'argent et des bijoux. C'était un coup facile : la porte était ouverte, la vieille dame dormait et entendait très mal. Un coup tranquille, n'est-ce pas ?
- ...
- Andy... Tu sais ce que je veux savoir. Vous êtes tous coupables d'un cambriolage et je peux le prouver sans aucun problème. Partout où vous êtes passés, vous avez laissé des traces... sauf à l'intérieur de l'appartement. Et moi, je veux savoir ce qu'a fait Anthony dans l'appartement, ce qu'a fait Michael dans l'appartement et ce que, toi, tu as fait dans l'appartement.
- ...
- Anthony m'a expliqué qu'il avait eu peur en entrant. Il est resté dans le hall, près de la porte... Toi et Michael vous êtes partis fouiller les pièces dans le noir...
- ...
- Celui qui a frappé Mme Autard risque très gros, celui qui cherche à le protéger risque aussi très gros... Si l'un de tes deux copains parle, il n'aura aucun mal à te faire porter tout le chapeau... Anthony s'est déjà débrouillé pour se mettre hors du jeu mais cela n'est pas suffisant. Ce que je veux savoir, c'est qui a frappé Mme Autard...
- ...
- Qui l'a entendue se réveiller ?! Qui l'a vue ouvrir la porte de sa chambre ?! Qui a eu peur et l'a frappée avec un chandelier ?
- ...
- Qui l'a vu s'écrouler, en robe de chambre, la tête en sang, et a crié aux deux autres de partir tout de suite ?... Qui l'a laissée là, presque morte, sans secours, sans prévenir les pompiers ? Vous avez juste laissé la porte ouverte, sans même le faire exprès ! Quand un voisin l'a trouvée hier matin, elle était restée toute la nuit par terre, le crâne fendu... Et - je vais te dire une dernière chose - elle ne s'est toujours pas réveillée et on ne sait toujours pas si elle s'en sortira.
- ...
- Si j'appelle l'hôpital, et que l'on me dit qu'elle est morte, l'un d'entre vous trois aura commis un meurtre ! Tu entends ? A treize ou quatorze ans ! Trois coupables d'un cambriolage et un coupable de meurtre... Et je pense que celui d'entre vous qui s'obstinera à ne rien dire sera vite considéré comme le coupable idéal."

Pendant tout l'entretien, Andy n'avait pas dit un mot - Boujéma non plus - mais Zymot et lui sentaient le jeune garçon se décomposer intérieurement au fur et à mesure des questions. Il ferma les yeux, puis il commença à sangloter. A la dernière accusation de Zymot, il suffoqua puis explosa de rage en hurlant. L'inspecteur et le psychologue le virent se jeter par terre puis, lorsqu'il frappa sa tête contre le sol, ils se précipitèrent sur lui pour le maîtriser. Deux agents de police entrèrent dans le bureau pendant que Zymot et Boujéma plaquaient fermement Andy contre sa chaise.
Andy finit par se calmer mais il ne dit rien de plus. Il sanglotait, les yeux fermés. Quand il les ouvrait, c'était comme pour chercher du regard un mur ou un objet sur lequel se précipiter et ne plus penser à rien.
Une fois apaisé, ou plutôt fatigué, Andy fut reconduit en cellule, menotté et sous surveillance permanente.
Pinter Zymot et Aziz Boujéma décidèrent alors qu'il était l'heure de sortir et d'aller prendre un café.

 

Mardi, 10h.