Scipion
Tout avait commencé vers 9 heures ce matin-là au lycée... mais, sans doute, cela venait-il de beaucoup plus loin.
Il faudrait d'abord expliquer que, jusqu'à ce que cela n'arrive, Tom était le type même de l'adolescent timide et discret. Celui qui ne crie pas. Celui qui ne casse jamais rien. Il n'était pas vraiment effrayé par le monde extérieur mais il avait son propre univers et, surtout, il trouvait toujours plus simple de faire en sorte qu'on le laisse tranquille. Les autres, c'est souvent... compliqué.
Alors bien sûr, parmi les autres, il n'était jamais le meilleur ni le plus populaire mais bon, il s'était fait à cette idée. Quoi que...
Il y avait bien des situations dans lesquelles il étouffait de ne pas savoir quoi dire ou pour lesquelles il s'en voulait de manquer de courage. Mais bon... Quoi que...
Autour de lui, au lycée, certains ne se posaient pas autant de questions, comme François Fallard... Scipion.
Scipion était, au départ, le nom qu'il donnait à tous les personnages qu'il animait dans les jeux d'aventures auxquels il avait l'habitude de participer. Tous ses "avatars" s'appelaient ainsi et il avait fini par s'attribuer ce surnom. Et autant dire que cet imbécile se déplaçait dans la vie comme dans ses jeux vidéo.
"Assurance et arrogance" lui avait dit un professeur. Ça avait eu l'air de lui faire plaisir.
Selon les jours, on pouvait le trouver sympathique, drôle ou insupportable. Grande taille, voix forte, visage lisse, il pouvait prendre tout le monde de haut et, d'une manière générale, il n'hésitait pas à humilier tous ceux qu'il voulait déplacer de son chemin.
En particulier lorsqu'il s'agissait de s'installer à l'un des ordinateurs du foyer scolaire.
Ses parties étaient de véritables spectacles. Des démonstrations au cours desquelles il atteignait rapidement des niveaux que les autres n'avaient pas encore découverts et que, lui, maîtrisait déjà. Popularité (et orgueil) garantis.
Tom ne s'était jamais vraiment frotté à lui mais Scipion n'aimait pas laisser les gens indifférents.
Un jour, par hasard, il s'était assis à côté de lui et avait commencé à lui poser quelques questions pour le tester : à quoi tu joues ? quels niveaux ? tes avatars ? une partie contre moi ?... Mais Tom n'avait pas voulu lui répondre.
Au bout d'un certain temps, cette scène avait tourné au ridicule et Scipion l'avait baptisé Fantaboy devant tout le monde.
Fantaboy... le petit fantôme que personne ne remarque, héros d'un dessin animé pour enfants de moins de quatre ans.
Et chaque fois que Tom entrait dans la même pièce que Scipion, celui-ci s'arrêtait de parler - comme s'il cherchait quelqu'un - et il disait bien fort : "Chut ! Je crois qu'il est là."
C'était une phrase récurrente du dessin animé et tout le monde rigolait.
Même Tom faisait un effort pour sourire et laisser passer la vague.
Et puis, ce matin-là, au lieu de sourire... il lui avait collé son poing dans la figure !
Comme ça, sans réfléchir. Le poing gauche, en plus, alors qu'il est droitier. De toute sa force (et il ne pensait pas en avoir autant).
Scipion s'était écroulé par terre, le nez en sang.
Fantaboy venait de lui casser la tête et ça n'avait rien de virtuel.
Une fois passée la surprise, il avait voulu se rebeller mais, quand Tom s'est avancé vers lui avec le regard déterminé à lui en coller un deuxième (toujours du gauche), il avait préféré reculer et faire appel à un surveillant.
Tout cela s'était déroulé en quelques secondes et personne autour d'eux n'avait osé bouger.
Pour la première fois, Tom s'était alors senti au centre de tous les regards : craintifs, admiratifs, désolés, étonnés, amusés. Certains élèves commençaient déjà à sortir leur téléphone pour raconter la scène à leurs amis.
Indéniablement, il venait de se passer quelque chose d'exceptionnel : un véritable événement.
D'abord gêné, Tom se dit que, de toute façon, il n'avait plus d'autre choix que d'assumer son geste. Après tout, le "Fallard Fraçois" l'avait bien cherché et personne n'oserait le contredire là-dessus. Bien d'autres élèves rêvaient sans doute, depuis longtemps, de lui fermer le clapet mais personne à part lui n'avait trouvé le courage de passer à l'acte.
"Ah vous croyiez pouvoir m'appeler encore longtemps Fantaboy ? Et bien, voilà ma réponse."
Oui, Tom décida qu'il assumerait son geste et que, grâce à cela, les choses allaient changer autour de lui...
Les filles le regarderaient différemment. Les mecs aussi. Il avait fait ce qu'il fallait faire... Et il pensait encore à cela lorsque, une demi-heure plus tard, deux surveillants étaient venus le chercher pour l'emmener dans le bureau du proviseur.
"- Vous rendez-vous compte seulement de la violence de votre geste ?
- Mais il m'avait provoqué devant tout le monde !
- Il vous a provoqué et vous l'avez tabassé. Ce n'est pas du tout le même niveau de gravité.
- Mais il m'humiliait chaque jour en se moquant de moi.
- Ce n'est pas vous, en tout cas, qui êtes parti aux urgences avec le nez cassé et du sang partout sur vos vêtements... Attendez-vous à ce qu'il porte plainte contre vous dès sa sortie de l'hôpital.
- Mais ce n'est pas possible... C'est lui qui écrase tout le monde, tous les jours. Personne ne le supporte. Demandez aux autres élèves, aux professeurs...
- Ce n'est pas comme cela que cet établissement fonctionne. Vous avez commis une faute grave. Vous n'avez pas su vous contrôler... Vous avez fait ce que d'autres se retiennent peut-être de faire mais eux, au moins, connaissent les limites qui nous permettent de ne pas vivre comme des sauvages. Le reste, ce ne sont que des rumeurs et l'établissement peut très bien vivre avec.
- Écoutez-moi, s'il vous plait... Je sais que j'ai perdu mon sang-froid mais cela ne m'était jamais arrivé. Il y a donc forcément une raison. Regardez mon dossier : en près de trois ans ici, je n'ai jamais eu le moindre incident avec personne.
- Tout comme François Fallard.
- Quoi ? Mais il s'accroche tout le temps avec tout le monde !
- En tout cas, il n'y a rien de suffisamment grave pour être inscrit dans son dossier. Il est aussi vide que le vôtre.
- Alors, maintenant, c'est lui le gentil et moi la sale brute ?
- Aux yeux de la justice, oui.
- De la justice ? Mais ce type...
- Ne vous permettez pas de juger un de vos camarades ! Vous ne savez rien de lui, de sa vie ou de ses problèmes. Pour qui vous prenez-vous ? Vous auriez pu le tuer !
- Bordel !!
Le poing (gauche) de Tom s'écrasa violemment sur le bureau du proviseur et le porte-photos qui était juste à côté de lui s'effondra.
- Calmez-vous ou j'appelle immédiatement la police !
Tom serra ses mains sur ses cuisses de toutes ses forces pour se contrôler. Il tremblait de rage et se sentait capable de lancer tout le bureau à travers la fenêtre.
Après un instant d'hésitation, le proviseur vint s'asseoir à côté de lui et essaya de lui parler plus tranquillement.
- Écoutez... vous avez commis une erreur. Une faute très grave... Si vous le reconnaissez, il y aura des moyens de recours pour éviter que les conséquences soient trop importantes. Et, à ce moment-là, votre comportement général jouera en votre faveur... Mais n'essayez plus de rejeter la faute sur votre camarade : vous êtes l'agresseur et il est la victime. C'est lui qui décidera de votre sort et des procédures à engager... Il y aura, de toute façon, un conseil de discipline.
- Quoi ? Mais je n'ai...
- Si vous voulez éviter un procès devant un tribunal correctionnel, je vous conseille d'aller rapidement à l'hôpital présenter vos excuses à M. Fallard et à sa famille.
Tom était en larmes.
- Mais je vous dis que ce n'était pas de ma faute...
- Voilà votre mère qui arrive. Nous allons en reparler avec elle."