Edmonde
Un seul jour dans sa vie, Tom avait décidé de répondre aux agressions du monde. De ne pas se taire. De ne pas subir.
Mais pourquoi ce jour-là ?
Juste après sa rencontre avec le vieux grincheux, il avait évidemment raté son bus pour le lycée, ce qui allait lui valoir une notification de retard. Rien de grave mais Tom détestait tout ce qui laissait des traces à son sujet.
Et puis son épaule commençait à lui faire vraiment mal.
Sur le coup (de canne), il n'avait pas senti grand-chose mais, au bout de quelques minutes, il avait commencé à remarquer des sortes de picotements très désagréables... Dans la rue, il avait eu besoin de se dégourdir le bras mais, pour éviter de faire de grands gestes et attirer les regards, il avait préféré le maintenir serré fort de son autre main... Mais la douleur ne passait pas.
Une fois à l'arrêt du bus, il se trouva au milieu de la bousculade habituelle.
Pour être précis, il faudrait expliquer que, à partir de 8h30, la ligne 18 que prend Tom tous les matins est saturée par la foule des gens qui partent rejoindre leur travail en centre-ville.
Le plus souvent, le bus arrive déjà quasiment plein et quand, à la fin de la bousculade, les portes se referment, on peut compter autant de personnes qui ont pu monter que de personnes restées sur le trottoir résignées à attendre le prochain passage.
D'ailleurs, les rares fois où il avait raté le bus de 8h20, Tom avait préféré demander à sa mère de l'emmener en voiture plutôt que de se jeter dans la bagarre. Mais, ce matin-là, sa mère avait dû se rendre dès 8 heures à la consultation spéciale d'un conseiller juridique à propos d'une famille en instance d'expulsion. Quel métier...
Et Tom se retrouva donc obligé d'attendre le bus de 8h32 avec son épaule endolorie et la pression des gens stressés qui augmentait autour de lui au fil des minutes.
Le bus arriva avec cinq minutes de retard. Plein.
Il s'arrêta. Quelques personnes descendirent. Quelques places libres, debout, sous les poignées en caoutchouc.
La pression monta encore d'un cran. La porte avant s'ouvrit. Tout le monde poussa dans la même direction. Une personne monta. Puis deux, trois, quatre, cinq, six...
Le chauffeur fit alors retentir la sonnerie de fermeture des portes. La plupart des personnes renoncèrent mais deux femmes, d'un certain âge, persistèrent à vouloir forcer le passage... Elles allaient réussir à rentrer !
Tout à coup, le bras gauche de Tom se détendit et jaillit entre les deux dames pour attraper la barre de montée.
Tom se hissa vigoureusement derrière la première et, de fait, il coupa la route à la deuxième.
"Edmonde ! Mais voyons, montez Edmonde ! Vous allez..."
La porte vitrée se referma juste derrière Tom et le bus repartit.
Tom était soulagé mais la dame qui était montée juste devant lui le regardait d'un air outré.
"- Mais vous rendez-vous compte de ce que vous venez de faire ?
- Pardon ?
- Mais où avez-vous appris à vous conduire de la sorte ?
- Excusez-moi mais il y avait beaucoup de monde... J'ai été poussé dans le dos et...
- Ne dites pas de sottises. Vous avez délibérément empêché mon amie de monter derrière moi.
- Mais je suis très en retard et, de toute façon, tout le monde se bouscule ici tous les matins. Moi aussi j'ai...
- Non, jeune homme, ce n'est pas si simple. Même dans les bousculades, il y a des règles à respecter.
- Pardon ?
- Parfaitement. Et, sans votre intervention brutale, mon amie aurait facilement pu prendre cet autobus.
- Eh bien... elle pourra prendre le prochain, ce n'est pas très grave...
La dame le regardait d'un air de plus en plus consterné.
- Mais vous rendez-vous seulement compte de ce que vous venez de faire ?
- De quoi parlez-vous exactement ?
Pendant toute cette conversation, Tom dut constamment jouer des épaules pour garder l'équilibre et éviter de s'écraser sur son interlocutrice. Son bras gauche commençait à nouveau à lui faire mal.
- Cette femme que avez bousculée est une infirmière. Tous les matins, elle se rend au domicile de personnes malades, âgées ou handicapées pour leur prodiguer les soins dont ils ont besoin.
- Mais... ça, je ne pouvais pas le savoir...
- Ah oui ? Mais avec des gens comme vous à chaque arrêt d'autobus, à quelle heure croyez-vous qu'elle pourra arriver chez ses patients ? Par qui allait-elle commencer ce matin, selon vous ? Un diabétique en manque d'insuline ou un vieillard qui l'attend depuis hier soir pour pouvoir faire sa toilette ?
- Mais... elle devrait prendre sa voiture.
- Vraiment ? Elle n'arrête pas de se déplacer. Même vous, vous devriez comprendre le temps qu'elle perdrait toute la journée à essayer de se garer entre chaque patient du centre-ville.
- Mais ce n'est pas ma faute. Je ne savais pas.
- C'est bien dommage que vous ne vous sentiez pas plus concerné que ça. Heureusement que tous les jeunes ne sont pas comme vous. Quoi que... En tout cas, achetez donc le journal demain matin. Si dans les pages du centre-ville, vous apprenez qu'un vieillard ou qu'un handicapé est mort chez lui aujourd'hui faute de soins, vous saurez exactement à quoi vous en tenir ! Oui, jeune homme, vous saurez que c'était bien de votre faute !!
- Mais vous êtes complètement folle !
- Comment ??"
Au moment où le ton de la conversation commençait vraiment à monter, Tom s'aperçut que le bus venait de s'arrêter devant son lycée.
Les portes centrales s'ouvrirent alors qu'il était encore coincé près du chauffeur.
"Attendez, ne fermez pas !"
Tom fendit la foule compacte des passagers, le bras en avant pour écarter fermement ceux qui n'arrivaient pas à le faire d'eux-mêmes.
"Tout ce monde et c'est juste à moi qu'elle s'en prend, cette sorcière."
Il voyait les portes centrales se rapprocher au milieu des gémissements de douleur et des cris indignés. Mais elles se refermèrent à l'instant même où il atteignit la marche de descente.
Il coinça son bras entre les deux battants pour bloquer la fermeture.
"- Dégagez la porte ! Nous repartons !
- Non ! Je dois descendre !
- Dégagez, nous sommes en retard !
- Moi aussi, ouvrez !"
Tom eut finalement gain de cause : le chauffeur céda et le bus repartit sans lui, au grand soulagement de tout le monde.
Quelle journée ! Et dire qu'il n'était pas encore neuf heures du matin...
Quitte à être en retard, Tom décida d'aller s'asseoir quelques minutes au foyer pour se reposer un peu. Il avait besoin de souffler et son bras recommençait à lui faire mal... Bizarrement, pendant la cohue générale du bus, il n'y avait plus du tout pensé.
Quelle journée...
C'est à ce moment-là qu'il entendit une voix ricanante derrière lui :
"Chut ! Je crois qu'il est là."