Tiliana ****
Je me souviens...
Je me souviens que j'étais étendue sur une civière. Les soldats me ramenaient à travers le triste couloir dans lequel j'étais... tombée.
J'étais épuisée mais je ne ressentais plus de douleur. Je regardais défiler toutes ces portes identiques et ces lampes de lumière blanche fixées au plafond. Qu'est-ce que tous ces gens pouvaient bien faire ici ?
Odesa était toujours près de moi.
Dès que quelques forces me sont revenues, j'ai essayé de lui poser des questions.
"Où sommes-nous ?"
"Nous sommes dans un couloir des niveaux intermédiaires mais, malheureusement, tu as aussi fait un petit tour dans les mines."
"Les mines ? Et ces créatures ?"
"Ce sont des Aroks. Une espèce dégénérée qui vit dans les profondeurs de la montagne."
"Mais que s'est-il passé ?"
"Et bien, je pense que ta main handicapée a d'abord failli te coûter la vie mais que c'est finalement grâce à elle que tu l'as sauvée."
"Pourquoi ?"
"Les Aroks sont une espèce qui vit dans l'obscurité en permanence. Leurs yeux ne leur servent quasiment à rien. D'après ce que je sais, les Aroks s'arrachent un doigt de la main pour pouvoir se reconnaître. En touchant la main de ceux qu'ils rencontrent, ils peuvent savoir s'ils sont face à un membre de leur tribu ou face à un étranger. C'est pour cela que les habitants du couloir ont eu peur de toi. Et c'est pour cela que les Aroks ne t'ont pas dévorée tout de suite."
"Il y en a un d'entre eux qui m'a parlé..."
"Les Aroks sont une espèce... à part. Il vaudra mieux que ce soit ton père qui t'explique qui ils sont vraiment."
"Mon père... C'est lui qui vous a prévenu ?"
"Oui. Depuis ta disparition, nous avons lancé des recherches dans tous les niveaux de la montagne. Nous avons retrouvé des traces de ton passage dans des conduits d'aération et puis on nous a signalé l'arrivée d'une jeune fille inconnue dans un des niveaux intermédiaires. Nous sommes intervenus le plus vite possible... Voilà, nous arrivons dans l'ascenseur. Nous te ramenons à l'étage des Empereurs."
Effectivement, je me souviens que nous sommes entrés dans une cabine. La porte a coulissé derrière nous et nous avons commencé à monter.
"L'étage des Empereurs ? Qu'est-ce que c'est que ça ?"
"Ah, désolée... Disons que c'est comme cela que l'on appelle les niveaux les plus élevés de la montagne."
"Pourquoi les Empereurs ?"
"Parce que c'est là que vivent les habitants les plus riches... et parce que c'est là que les conditions de vie sont les plus agréables."
"Ah bon ?"
"Et oui. Vous avez beaucoup de place, une lumière régulée, une température constante... Tout ce qu'il faut."
"Et les autres niveaux ?"
"Ils ont moins de confort mais ils ont tout ce qu'il faut pour survivre. Ça aussi... ton père te l'expliquera mieux que moi. Nous l'avons prévenu, il t'attend à la sortie de l'ascenseur."
La cabine commençait à ralentir. Il y avait une dernière question que je devais absolument poser à Odesa.
"La créature qui m'a parlé m'a dit que j'étais déjà venue chez eux. Pourquoi ?"
"Ça, je ne sais pas. C‘est probablement en rapport avec ton doigt coupé... Voilà, nous sommes arrivés."
Je me souviens que, après mon retour chez moi, il me fallut de longs mois de repos pour me remettre de mon... accident dans les profondeurs de la montagne.
Il fallut d'abord soigner mes multiples blessures (mon poignet, en particulier) mais, surtout, il m'a fallu beaucoup de temps pour venir à bout de mes cauchemars.
Je me réveillais dans la nuit en poussant des cris de terreur. Je me revoyais dans le conduit, je pensais à mes parents et j'étais persuadée que j'étais morte. En fait, je ne supportais plus d'être dans le noir. J'imaginais que des Aroks tournaient autour de moi. "Tu dois revenir avec nous" me murmuraient-ils. J'avais même l'impression de sentir leur odeur autour de moi. Et moi, qui étais-je avec ce doigt coupé ?
Je ne supportais plus le noir mais je ne supportais plus non plus la "lumière régulée" : je savais qu'elle était fausse. Le jour ne se levait plus depuis que nous étions enfermés et que notre soleil crachait sur nous ses torrents de particules. Le vrai ciel était jaune-orangé. La nuit étoilée n'existait plus : il n'y avait que le noir total, les ténèbres des conduits d'aération... et ceux des mines.
Ma chambre était éclairée par une simple lampe à lumière blanche et crue. J'ai déchiré tous les motifs colorés qu'il y avait sur les murs... Je voulais du gris. Je voulais un endroit qui me rappelle clairement où nous nous trouvions. Je crois que je ne supportais pas l'idée de faire partie des "Empereurs". Avant, tout me semblait naturel, mais depuis... Je me rappelais de ces gens au teint pâle, aux visages fermés. Ces portes, toutes identiques, qui laissaient imaginer des logements minuscules. Ce couloir rectiligne et interminable. Et les Aroks qui rôdaient dans des mines misérables à deux pas de chez eux. Ils semblaient en avoir très peur. Je savais, pour les avoir vus, que les Aroks étaient capables de s'attaquer aux quartiers des techniciens des étages supérieurs... autant dire qu'ils arrivaient sûrement à se faufiler un peu partout. Et que pouvaient-ils chercher ? De la nourriture ? Est-ce qu'ils attaquaient les gens des niveaux inférieurs pour les dévorer ?
Avec des pensées comme celles-ci, je me souviens que j'étais capable de m'effondrer en pleurs à n'importe quel moment, sans aucune raison apparente. Même guérie de mes blessures, je n'étais pas capable de reprendre une vie normale.
Personne n'arrivait à me comprendre. Tout le monde me disait, au contraire, que j'avais eu beaucoup de chance. Que j'avais été tellement imprudente... Que, maintenant, j'avais surtout besoin de repos.
Je n'osais pas raconter tout ce que j'avais vu : mes amis avaient l'air tellement heureux de vivre, sans le savoir, à "l'étage des Empereurs". Moi, j'avais envie de cracher sur tout ça, de leur expliquer la vérité... Une de mes amies, à qui j'avais un peu raconté mon histoire, m'a demandé : "Tu aurais envie, un jour, de redescendre là-bas ?" Cette idée m'a glacée le sang et j'ai ressenti une violente douleur à l'endroit de mon doigt coupé... Ce fameux doigt, arraché dans une grille d'aération : encore un mensonge, sans doute le premier de tous.
Je me souviens... ce doigt avait failli me coûter la vie mais, finalement, il m'avait sauvée. Je ne supportais plus l'obscurité mais je détestais autant la fausse lumière du jour. Je voulais quitter l'étage des Empereurs mais j'étais terrifiée par les niveaux inférieurs... Soit je détestais quelque chose, soit j'en avais peur.
Je ne sais pas combien de temps cela a duré. En fait, chaque jour, je n'espérais qu'une chose : que l'on nous annonce que l'occlusion était terminée. Mais cela n'arrivait pas.
Je gardais aussi en tête le conseil d'Odesa : "Demande ça à ton père. Il te l'expliquera mieux que moi". Pourtant, il m'a fallu beaucoup de temps avant que je n'arrive à lui formuler toutes ces questions qui me torturaient.