Tiliana ***
Je me souviens...
Je me souviens de tous ces événements qui se sont soudain enchaînés à une vitesse folle... comme un tourbillon qui m'a aspiré jusqu'au fin fond de la montagne.
Je me souviens de tout. Je me souviens de l'inconscience qu'il m'a fallu pour me cacher dans le véhicule technique de mon père et pour le suivre jusqu'au quartier des générateurs.
Je me souviens de m'être cachée jusqu'au soir derrière une grille d'aération (malgré le souvenir de ma main blessée) pour observer tout ce qui se passait. Il y avait des soldats partout, armés et visiblement nerveux. Ils cherchaient ou ils attendaient quelque chose... Le soir venu, la nuit n'est pas tombée : d'énormes lampes se sont allumées et il faisait encore plus clair que dans la journée... Soudain, j'ai vu le véhicule de mon père repartir sans moi.
Je commençais à avoir vraiment peur et puis, tout à coup, ce fut le noir total !!
Toutes les lampes ont claqué en même temps. Les soldats se sont affolés un instant et puis ils se sont regroupés et ont allumé leurs torches.
Tout était calme... et puis le sol s'est mis à trembler !
Je me souviens que, au travers des rayons des torches qui balayaient l'obscurité, j'ai vu des formes étranges bondir et se jeter sur les soldats ! Des sortes d'animaux sombres et velus qui essayaient de mordre en poussant des hurlements affreux. Les soldats tiraient dans tous les sens !
J'étais complètement paralysée. Soudain, une des créatures est venue s'écraser contre la grille qui me servait de cachette. Le choc fut violent et me fit bondir en arrière. L'animal s'est relevé et a commencé à vouloir arracher la grille. Il était frénétique ; je pense qu'il était blessé et qu'il voulait s'enfuir. De si près, je pouvais voir ses dents et ses griffes qui déchiquetaient le métal. Il avait des bras extrêmement longs et l'odeur qu'il dégageait était insupportable.
Quand la grille s'est pliée en deux, j'ai vu plusieurs têtes qui essayaient de pénétrer dans le conduit. Je me suis retournée et je suis partie en courant, la tête baissée, dans le noir.
Le conduit vibrait et résonnait des hurlements que poussaient les animaux qui fuyaient derrière moi. Je fus renversée par le premier d'entre eux et puis j'eus l'impression de rebondir de tous les côtés au fur et à mesure que la meute me dépassait. La plupart n'ont fait que me bousculer mais j'ai senti que, à plusieurs reprises, certains de ces animaux m'attrapaient fermement par la main... pour la relâcher aussitôt.
Et puis ce fut la chute. Alors que je roulais dans tous les sens, je ne sentis brusquement plus rien autour de moi. Les hurlements des créatures s'éloignaient... je descendais de plus en plus vite. Mes pieds et mes mains ne touchaient plus rien. J'ai ensuite entendu un grand fracas de tôle mais sans ressentir de douleur particulière... Ma chute s'était interrompue. J'ai alors commencé à glisser le long d'une pente qui me semblait interminable. Et puis, plus rien...
Je me souviens que, lorsque je me suis réveillée, j'ai vécu l'expérience la plus horrible que l'on puisse imaginer : celle de ma propre mort.
Tout avait donc commencé par le fracas de mon corps contre la tôle du conduit d'aération. Et voilà que j'ouvrais les yeux dans le noir et le silence total. Je ne ressentais rien... je ne voyais rien, je n'entendais rien : j'étais morte !!
Ce n'était pas possible !! Je pensais aux visages de mes parents, de mon petit frère, de mes amis et je me disais que j'étais morte... Le simple fait de me souvenir de ce moment me donne, encore aujourd'hui, l'envie de hurler...
Je pleurais déjà lorsque je ressentis une douleur aiguë dans mon poignet... puis des picotements dans les jambes et le contact froid de la tôle sous mes doigts. La douleur me rassurait un peu mais j'étais toujours dans le noir. Est-ce que j'étais vivante ? Il me fallait de la lumière ! Je commençais à avancer, difficilement, dans le conduit et... il y avait de la lumière au bout. Je voyais un point lumineux ! J'avançais et il grandissait. Je m'approchais de la lumière !
Au bout du conduit, je me souviens que je me suis retrouvée face à une nouvelle grille d'aération. De l'autre côté, il y avait un couloir. Vide. Gris. Face à ce couloir dénué de tout signe de vie, je me suis à nouveau posé la question de savoir si j'étais morte.
Je ne savais absolument pas où j'étais : dans le monde des morts ou dans celui des vivants ? Depuis combien de temps étais-je partie ?
J'avais toujours de sérieux doutes mais l'angoisse qui m'étreignait n'était plus la même. J'avais mal de partout. Je voulais surtout sortir de ce conduit et pouvoir me tenir debout. Ou bien m'asseoir ou m'allonger...
Je portais encore sur moi la clé de technicien que j'avais prise à mon père pour pouvoir ouvrir les grilles d'aération (il en avait plusieurs et il les perdait régulièrement). Je pus ainsi déverrouiller le passage et entrer dans ce mystérieux couloir.
Je me souviens que j'ai commencé à marcher péniblement, en essayant de ne pas tomber. Sur chaque mur de ce couloir, il y avait des portes closes, toutes identiques, espacées de seulement quelques pas chacune. J'avançais doucement et puis une porte s'est ouverte.
Une femme assez maigre, le teint pâle, est entrée dans le couloir puis est repartie rapidement dans la direction opposée à la mienne. Elle n'avait même pas remarqué ma présence. Et puis une deuxième porte s'est ouverte. Et puis une autre. Et encore une. Puis encore une autre.
En quelques instants, des dizaines des personnes (hommes, femmes, enfants) sont entrées dans le couloir et se sont mises à circuler dans tous les sens. J'avais l'impression qu'elles se ressemblaient toutes. Avec cette lumière crue, je n'arrivais pas à savoir quelle heure il pouvait bien être...
Je me souviens que j'étais là - blessée, fatiguée et sûrement très sale - debout dans l'indifférence générale. J'avais envie de hurler. Je rassemblais mes dernières forces pour pousser un cri de rage lorsqu'une petite fille croisa mon regard et m'adressa un large sourire. Elle baissa les yeux et secoua le bras de sa mère.
"Maman, maman, tu as vu la main de la jeune fille ?"
La mère baissa les yeux à son tour et elle sembla tout à coup terrifiée.
"Ah non ! Ce n'est pas possible ! Pas ici ! Non, pas jusqu'ici ! Vous croyez que vous ne nous faites pas déjà assez souffrir ? Partez ! Partez ! Partez !!"
Elle me hurlait dessus et je ne comprenais rien. Mais tous les autres visages se sont alors tournés vers moi...
"Qu'est-ce qu'elle fait ici ?", "Sortez !", "Tuez-là", "Non, sinon ils vont revenir !"
D'un seul coup, le silence disparut de ce maudit couloir. Je sentais que les gens se pressaient autour de moi. Malgré mes douleurs, j'étais prête à m'effondrer sur le sol. Je levai la main pour les supplier d'arrêter mais ce geste sembla encore plus les énerver... Je sentis alors que des mains m'empoignaient vigoureusement les bras et les épaules. Ils ont commencé à me traîner au milieu des cris et des insultes. J'étais désespérée et je n'avais plus la force de quoi que ce soit : je ne résistais même pas. Je fermais les yeux et j'aurais simplement voulu pouvoir me boucher les oreilles.
Au bout de ces instants interminables, mes porteurs se sont arrêtés. J'ai entendu des bruits métalliques... des bruits de serrures que l'on faisait tourner... une lourde porte qui s'ouvrait. Je fus à nouveau traînée en avant puis déposée dans l'obscurité.
"Vite ! Vite ! Ne restons pas là !" Il y eut à nouveau des bruits de porte et de serrures.
Je me souviens que j'étais encore une fois seule et dans le noir. "Tant mieux" me disais-je... Peut-être allais-je enfin pouvoir mourir en paix ou, au moins, me reposer un peu. Je gardais les yeux fermés.
Au bout d'un moment, je me suis rendue compte que, cette fois, je n'étais plus dans un conduit d'aération.
Il faisait froid. L'air sentait mauvais et était encombré par de la poussière. Je dépliais doucement mes doigts et je sentais que la paroi était froide et rugueuse : c'était de la pierre !
Mais où avais-je donc pu atterrir ?
Mon poignet était gonflé et me faisait de plus en plus mal. J'ouvrais les yeux pour essayer de discerner quelque chose. Malgré l'épuisement, je recommençais à avoir peur...
Cette odeur infecte me rappelait quelque chose. Des bruits de pas, très rapides, résonnaient sur la paroi. Malgré l'obscurité, j'avais l'impression de voir passer furtivement des ombres dans tous les sens... Quelqu'un ou quelque chose s'approchait de moi.
Cette odeur... Je commençais à me rappeler de ces créatures qui avaient attaqué les soldats dans le quartier des techniciens, près des générateurs.
J'avais mal partout. Je n'avais même plus la force de pleurer. Et ils étaient là.
Je sentais que plusieurs d'entre s'étaient approchés de moi. Tout à coup, une main froide et velue s'est posée sur la mienne. J'ai entendu des sortes de grognements. Et une autre main est venue se poser sur la mienne. Puis encore une autre. Que cherchaient-ils ?
J'ai senti d'autres mains se poser sur moi, sur mes jambes, ma tête... J'entendais des grognements s'approcher de mon visage. Une respiration lente et bruyante. Et puis l'animal le plus proche de moi s'est mis à articuler difficilement ces mots : "Tu n'es pas des nôtres... Mais tu es déjà venue ici."
J'étais une nouvelle fois au comble de l'horreur : c'était un animal... Mais un animal, ça ne parle pas !! Mais où étais-je donc ?!
Je tremblais sous le souffle de la créature lorsque l'obscurité fut brutalement tranchée net par une vague de lumière. La lourde porte venait d'être ré-ouverte. Des soldats sont entrés en criant des ordres et en brandissant des torches. Cette fois, la lumière m'explosait au visage. J'entendais que les créatures se dispersaient en hurlant. Les soldats m'ont attrapée et m'ont ramenée dans le couloir dont j'avais été expulsée.
Cette fois, j'étais allongée par terre. Les soldats avaient refermé la porte et ils demandaient aux gens de s'écarter. Ils ont commencé à me soigner. L'un d'entre eux à retiré son casque : c'était une femme. Elle m'a fait avaler une sorte de poudre. Mes douleurs ont commencé à s'atténuer. Je me sentais mieux. Elle me parlait doucement en essayant de me rassurer.
"Je m'appelle Odesa. Tu t'appelles Tiliana, n'est-ce pas ?"
Je crois que c'est seulement à ce moment là que j'ai vraiment compris que je n'étais pas morte...