La suite...


(Il revient en fermant son pantalon) "Croyez-moi les amis, la rencontre, l'attente et la trahison sont les trois seules manières d'exister dans le coeur de quelqu'un. Les trois seuls moments durant lesquels il est possible de donner une véritable importance à quelqu'un d'autre que soi-même. Le reste du temps... on s'enivre de ce que l'on peut. N'est-ce pas, tavernier ?! (On lui apporte une nouvelle bouteille)
Parlez-en donc avec Ortéga, et vous verrez à quel point son ivresse est vide de n'avoir jamais vécu de tels moments, ou de ne s'en être jamais aperçu.
- Ortéga t'emmerde avec tes histoires à la... !
- Merci, j'attendais justement ton autorisation pour continuer. (Rires) Où en étais-je ? (Il se sert un verre. Personne ne répond. Il s‘énerve) Mais où en étais-je ?! Répondez-moi où j'éclate cette bouteille sur la torche ! Je vous demande seulement où j'ai bien pu m'arrêter avant de sortir soulager ma vessie ! ("La fille a emmené le mec dans sa piaule" "Oui, mais il est trop bourré pour lui sauter dessus") Exact !! A la vôtre !
(Il boit)
Mendosa était trop bourré pour sauter sur la fille... Il était bourré parce que, lui, était enfermé dans sa solitude... Et c'est bien là le drame le plus banal entre une fille qui attend quelque chose et un gars qui n'aime que lui-même."


"Mais il était allongé là, les yeux mi-clos baignant dans une lumière bleutée. La fille lui parlait et il se sentait bien. Son corps se détendait, l'ivresse se dissipait doucement et les douleurs des coups reçus se dispersaient dans ses muscles comme de petites pincements presque agréables.
De quoi pouvait-elle bien lui parler ? Il comprenait vaguement qu'elle lui racontait sa vie... Elle lui parlait de l'Espagne et de son enfance. D'un certain Pedrito... Il lui répondait distraitement, à moitié endormi et ses propres souvenirs lui revenaient en mémoire. Son enfance heureuse. Les catastrophes du monde qu'il s'était construit. Et puis la fuite. Les douleurs. Mais personne ne le comprenait. Personne ne l'avait jamais compris... Non, personne ne pouvait comprendre. Il se répétait cette phrase et il se sentait bien :
"Personne ne pourrait me comprendre..."
La gitane continuait de lui parler. Lui se répétait cette phrase et il remontait doucement à la surface. Il avait ouvert les yeux et il la regardait. Il la trouvait belle, il voulait dormir à côté d'elle. Et pour lui faire comprendre, vous savez ce qu'il lui a demandé ?
("Vas-y Giorgio !")
Il lui demandé : "Tu prends combien pour toute une nuit ?". Et elle a répondu : "Je te l'ai dit. Si tu es bien celui que je crois, alors c'est moi qui te devrait quelque chose" ("Bravo !" Sifflets) Vous parlez d'un malentendu...
(Il se sert un verre)
Enfin bref, la gitane accepta de lui ouvrir ses bras et l'accueillit contre son coeur. (Il boit. Sifflets. "Giorgio, des détails !") Quoi ? Mais qu'est-ce que voulez savoir ? Vous croyez peut-être que j'étais planqué sous le lit ? Faites comme moi : buvez un coup et laissez l'alcool vous brûler le gosier en imaginant que vous faites l'amour à une fille sous une lanterne bleue... J'en vois déjà qui sont pressés de sortir. Je crois que, si j'allais plus loin, des clins d'oeil risqueraient de traverser la salle. (Rires) Vous avez tous compris la suite... pour l'instant.
(Il finit son verre)
Quand il se réveilla, au petit matin, Federico croyait vivre la dernière partie d'une escale habituelle avant de reprendre la mer. Une jeune fille l'avait trouvé beau, lui avait parlé de son enfance et l'avait invité entre ses draps. Comment s'appelait-elle, déjà ?
Normalement, le matin était le moment, souvent délicat, de la scène des adieux. Le bon temps était passé, il fallait dissiper les malentendus repartir.
- Je veux que tu restes avec moi ce matin. J'ai encore beaucoup de choses à te dire. Et tu ne m'as presque pas parlé de toi.
- Je ne peux pas rester. Le bateau va partir.
- Et si le bateau ne partait pas. Tu reviendrais me voir ?
- Oui... je reviendrais.
- Tu me le jures.
- Oui.
- Et s'il ne partait plus, jamais ?
- Ne dis pas de bêtise.
- Je t'attendrai, Federico. Ne me déçois pas.
Il l'embrassa en souriant. Il ramassa ses affaires et sortit de l'hôtel en se disant que, cette fois, il s'en était débarrassée à bon compte."

"Souvenez-vous, les marins, la dernière chose à laquelle vous pensez lorsque vous vivez une belle journée est que celle-ci puisse être la dernière de votre existence. Et d'imaginer que, sans le savoir, vous êtes déjà la cible des flammes de l'attente et des foudres de la trahison.
Souvenez-vous : la gitane avait rencontré un beau jeune homme déposé à ses pieds par le destin. Federico Mendosa, lui, n'avait croisé personne.
Il était parti rejoindre ses camarades de bord regroupés à l'amarrage du bateau. Comment ça va ? Où étais-tu ? Il n'avait rien de particulier à raconter.
L'embarquement était prévu sur le coup de dix heures pour préparer les manoeuvres de départ. Vers neuf heures trente la rumeur se propagea qu'un officier de bord - le commandant en second - avait eu un léger accident sur le chemin du port et devait être soigné sur place avant d'embarquer : le départ était reculé à quatorze heures. Vers treize heures trente, les marins apprirent qu'une tribu de rats et de termites avait été découverte parmi les provisions embarquées le matin pour le voyage : le départ était retardé à dix-sept heures. Peu avant dix-sept heures, un incendie éclata dans le premier entrepont du navire. Curieux...
Federico Mendosa avait passé sa journée entre les différentes tavernes du quai, accompagné de ses meilleurs camarades. Son humeur n'était plus celle de la veille. Il avait envie de parler, de boire et de rire et ces contretemps venaient à point pour le laisser respirer en paix l'air du port. Il goûtait là un temps de repos qu'il n'avait pas connu depuis bien longtemps.


Avant de partir, la gitane avait tenu à lui donner une de ses bagues : la plus simple, un anneau doré qui ressemblait à s'y méprendre à une alliance. Ce n'était pas la première fois qu'une fille faisait ça. En général, il gardait l'objet avec lui jusqu'au départ du bateau et il le jetait à la mer en regardant le quai une dernière fois : une vraie tradition de marin. En attendant, de temps en temps, il prenait l'anneau entre ses doigts, le faisait rouler d'une main à l'autre et le remettait dans sa poche.
En fin d'après-midi, quand l'incendie fut éteint, le commandant annonça que, décidément, il se passait trop de choses bizarres dans ce port pour y rester plus longtemps. Le bateau avait été endommagé mais il ordonna à l'équipage de se tenir prêt à embarquer : dès la fin des premières réparations, deux coups de corne de brume alerteraient tous les marins de quitter immédiatement leur taverne pour rejoindre l'amarrage. Le bateau ne passerait pas une nuit de plus sur ce quai. Federico put ainsi finir tranquillement sa journée par une partie de cartes à proximité du port.
Peu avant dix-neuf heures les deux coups de sirène retentirent. Federico ramassa ses pièces et quitta la taverne avec ses trois camarades. Sur le pas de la porte il se dit que, vraiment, il avait passé une très bonne journée. Ce fut d'ailleurs la dernière pensée qui lui vint à l'esprit lorsqu'il entendit un bruit sec, comme une planche de bois qui se briserait, lui traverser violemment les oreilles. Le coup venait de derrière, il s'écroula sur les pavés à l'heure où, d'habitude, le reflet d'une lanterne bleue s'allumait quelque part dans les carrefours des bas quartiers."

 

 "Ainsi donc, les amis, vous voyez comment le destin peut prendre possession d'une histoire, au demeurant, des plus banales...
- D'une banale histoire de fesses !! (Rires)
- Tiens, Ortéga est encore parmi nous. Oui, d'une banale histoire de... Pourtant, plus les histoires sont banales, plus elles méritent le détour... On pourrait même essayer de se demander ce qui a bien pu passer par la tête des filles qui ont accepté un jour de coucher avec toi. On en ferait sûrement une histoire comique. (Rires) Pas très longue, mais sûrement très drôle : Ortéga ou l'éternelle marée basse.
(Rires)
- T'es vraiment qu'un abruti, Giorgio. Et le pire c'est que tu te crois important.
- Tout à fait. Plus je parle, plus je me crois important. A tel point que je supporte de plus en plus mal tes interruptions. J'ai arrêté de boire (pour l'instant) pour éviter un geste malheureux mais il va vraiment falloir te mettre dans le crâne que quelque chose va mal finir entre nous.
(Il montre la crosse de son pistolet)
- Tu crois peut-être me faire peur ?
- Tu n'es rien, Ortéga. Plus tu parles, plus j'en suis convaincu. Un bon coup placé entre tes deux yeux te ramènerait simplement à ta vraie place... Servez-lui quelque chose à boire, que je puisse au moins terminer ce que j'ai commencé."

 

 

"Le beau Mendosa ouvrit les yeux dans la chambre de la gitane. Comme la veille, il faisait nuit. Il revenait doucement à lui, aveuglé par l'éclat bleu de la lanterne placé juste au-dessus de lui. Il avait atrocement mal au crâne. Il était entendu sur le lit qu'il avait quitté le matin même mais, cette fois, ses pieds et ses poings étaient solidement liés dans son dos. La gitane était assise près de lui et le fixait d'un regard sévère... Federico ne savait pas s'il était plus douloureux de fixer la lanterne ou alors de croiser le regard de la jeune fille.
- Je t'ai attendu... Je t'ai attendu et tu m'as trahie.
- Détache-moi. De quoi parles-tu ?
- Tu m'avais promis de revenir. Le bateau n'est pas parti et tu n'es pas revenu.
- Le bateau... Est-ce que le bateau est parti ?
- Et l'alliance ? Je t'avais donné une alliance pour que tu n'oublies pas. Où est-elle ? J'ai fouillé tes habits et je ne l'ai pas trouvée. Tu l'as vendue, tu l'as jouée, tu l'as fourguée à une autre fille. C'est ça, hein ?
De ses doigts liés dans son dos, Federico pouvait sentir la forme de l'anneau qu'il avait glissé dans une doublure des poches de sa veste...
-
Le bateau. Où est le bateau ?
- Oh, le bateau est parti, rassure-toi. Mais quel départ...
- Quoi ? Et les trois types avec lesquels je jouais aux cartes ?
- Trois types ? Non, je n'ai vu personne.
- Tu les as tués ?
- Qu'est-ce que ça peut te faire ? Ah... tu commences peut-être à comprendre la gravité de la situation.
- Détache-moi. Je dois partir.
- C'est tout ce que tu trouves à dire ? Mais partir où ? Ils vont tous crever !! J'ai jeté la peste et le feu sur ce navire. Jamais il ne reviendra !! Tu aurais dû les voir courir comme des gamins terrifiés, larguer les amarres et se lancer à la mer sans même avoir hissés les voiles. Le fier navire avait l'air lui-même de trembler et de tituber au milieu de la rade. Mais, rassure-toi, la mort est avec eux alors que, toi, je t'ai sauvé la vie.
- Non, tu dis n'importe quoi.
- Ah oui ?
En disant cela, elle sortit son poignard de sa robe et le lança en direction de Mendosa. La lame se planta dans le mur à quelques centimètres de son visage et il put voir le fil du métal dégoulinant encore de sang.
- Pourquoi... Pourquoi as-tu fait ça ?!
- Pourquoi n'es-tu pas revenu ?! Je t'ai soigné, je t'ai parlé comme à un frère... Tu m'avais juré de revenir ! Je croyais que tu me respecterais et tu m'as traitée comme une vulgaire putain... Je t'ai donné l'alliance de ma mère et tu ne l'as même pas gardée avec toi.
- Mais cette bague ne signifiait rien quand tu me l'as donnée.
- Elle signifiait ce que j'avais de plus beau à t'offrir. Le seul souvenir que j'avais de mon enfance. Et tu as craché dessus, Pedrito...
- Qui ça ?
- Tais-toi. Tu as besoin de te reposer... Tu étais très fatigué hier soir, peut-être que tu ne te souviens pas encore de tout ce que l'on s'est dit. Tu vas dormir un peu et je suis sûre qu'après tu te souviendras. D'accord ?
- Tu ne veux pas me tuer ?
- Non. Je veux que tu te souviennes. Je veux que tu dormes. Je veux que tu me parles de toi et je te pardonnerai. Parce que c'est toi, n'est-ce pas ? Oui, je sais que c'est toi.
Mendosa voulut répondre mais la gitane posa lui la main sur la bouche. Il la regardait pleurer et sourire en même temps lorsqu'il sentit un liquide chaud couler dans sa bouche. Il eut l'impression de s'étouffer quelques instants avant de s'évanouir.
(Il vide son verre) La rencontre, l'attente et la trahison. L'alcool, l'ivresse et la solitude. Voilà les deux faces de la médaille de nos existences. Sans doute, ceux qui ont réussi à vivre vieux vous conseilleront de les découvrir chacune séparément tout au long de votre vie... Car c'est violent de les prendre toutes deux en pleine figure en l'espace d'une seule journée... Mais les marins ont l'habitude de vivre en un seul jour tous les affres du "grand amour". Car l'espace leur est ouvert mais le temps leur est compté... ("Bien dit, Giorgio ! Une autre.) Bon, servez-m'en quand même un dernier avant que je ne finisse vraiment par dire n'importe quoi. (Bravo !) "

 

Si vous vous voulez connaître la fin...