Livre 4
"- D'où vient la légende de l'animal-porteur ?
- Elle vient de l'idée que, dès sa naissance, chaque être humain porte en lui la force et l'esprit d'un animal qui l'aidera à grandir et à s'accomplir pour devenir adulte. Ensuite, comme la force de cet animal diminue, le corps vieillit et s'affaiblit. Il ne reste plus alors, en chacun de nous, que l'esprit humain. Et, effectivement, si tu regarde vivre une personne tout au long de sa vie, elle déploie d'abord toute la force de l'animal pour ne garder, à la fin de sa vie, que ce qu'elle a de véritablement humain : son esprit.
- Comment peut-on reconnaître son animal-porteur ?
- Cela peut se faire de multiples manières. Mais à vouloir le savoir trop vite, il n'est pas rare de s'égarer sur de fausses pistes.
- Savez-vous quel est le vôtre ?
- Peut-être... mais peut-être ne le sais-je pas vraiment.
- Mais c'est une légende à laquelle vous croyez ?
- Celle-ci, j'y crois très sincèrement. Elle est dans l'ordre de la nature et chacun peut la vérifier en soi-même. Le plus souvent, il n'est pas nécessaire que quelqu'un t'explique quel animal habite en toi. C'est un savoir accessible à tout le monde et qui explique bien le cycle de notre vie : ce que tu es au début et ce qui doit rester de toi à la fin.. En général, la nature de cet animal représente ce qui nous est propre : la force, la prudence, la douceur, la violence...
- Mais on dit que l'animal ne meurt pas avec nous. Il meurt avant.
- Je ne cois pas qu'il meure avant nous. Je crois plutôt qu'il nous porte le temps où nous en avons besoin pour nous construire, nous battre et nous protéger. Et puis il nous laisse doucement pour que nous puissions préparer notre esprit à l'idée de notre mort.
- Comme s'il nous aidait à traverser une rivière et qu'après il reparte.
- Oui, c'est ça. C'est là un moment très particulier de la vie d'un homme. Beaucoup ont du mal à admettre que leur animal ne les portera plus, alors ils s'obstinent à vivre comme avant, sans essayer de comprendre le nouveau sens de leur existence. La peur de la mort finit toujours par les rattraper, mais ils s'en rendent compte trop tard pour y faire face. L'animal fut leur force, il est devenu leur entrave.
- Ah...
- A quoi penses-tu ?
- Je ne sais pas vraiment... Si l'animal représente un danger, ne vaut-il pas mieux le tuer après l'avoir utilisé, pour être sûr qu'il ne revienne pas ?
- Je crois plutôt que cela serait une très mauvaise idée.
- Pourquoi donc ?
- Parce que, même si l'animal te quitte, il ne disparaît jamais totalement. Il fait partie de toi-même. Ce serait comme tuer un ami pour être sûr de ne plus jamais le revoir : tu ne le reverras plus mais son souvenir te hanteras jusqu'à la fin de tes jours. Tu penseras à lui plus que si tu le voyais tous les jours. Et le remord te rongera. Tu sais, il faut de la haine pour pouvoir tuer, et l'on ne peut pas se haïr soi-même. Sinon, tôt ou tard, on devient fou.
- L'animal nous accompagne... mais il ne faut pas le garder et il ne faut pas le tuer.
- Oui. Il faut le remercier et le raccompagner comme un vieux compagnon. Je te l'ai dit, c'est un moment très important de la vie. Quand ils deviennent vieux, beaucoup sombrent dans le malheur. D'autres deviennent fous... Pourtant, certaines de ces personnes semblent avoir tout réussi dans leur existence. Ils ont gagné toutes les batailles, conquis toutes les richesses... Ces gens-là, à mon avis, ont pris la puissance de leur animal-porteur mais ils n'ont pas su le raccompagner. Et ils finissent leur vie en détestant tout ce qu'ils ont fait.
- Et vous ? Comment avez-vous réussi à raccompagner le vôtre ?
- Moi... je pense, d'une certaine manière, avoir eu de la chance. J'ai vécu plus d'événements que je n'en aurais souhaités. J'ai connu des victoires et des défaites, puis encore des victoires et encore des défaites. Et j'ai eu la chance, un beau jour, d'être fatigué de me battre : mon animal-porteur n‘a eu aucun mal à s'éloigner de moi."
Chers amis, pendant les années qui suivirent, Hilàn ne quitta pas la région d'Henram. La paix s'était installée durablement, les récoltes étaient excellentes et jamais les royaumes du Sud n'avaient tant prospéré.
Les villes débordaient de leurs murailles, les villages devenaient de nouvelles villes et Em... la capitale rayonnait toujours plus par sa richesse, ses temples et ses monuments.
Hilàn ne quitta pas la région d'Henram mais beaucoup de ses calendriers prirent les routes du commerce pour être vendus dans les villes et les régions avoisinantes.
Ainsi, au milieu des bagages des commerçants ou des pèlerins, certains exemplaires circulèrent même dans les rues de la capitale et arrivèrent jusqu'aux yeux de maître Eroàn.
Un jour, un des moines était revenu du marché avec un objet qu'il voulut absolument montrer au maître du temple.
Celui-ci fut très étonné car ses élèves ne sortaient habituellement qu'avec la somme strictement nécessaire aux dépenses qu'il avait lui-même fixées. Cette désobéissance devait donc avoir une raison bien valable.
Eroàn regarda attentivement l'objet rapporté. Le jeune moine voulut lui en expliquer le fonctionnement mais le maître lui demanda de se taire. Il lui signifia que son acte était excusé et lui dit de se retirer.
Une fois seul, Eroàn comprit facilement le fonctionnement du calendrier : des groupes d'étoiles brillantes, le nombre de jours séparant leur zénith, les phases de la lune. Le système lui apparut simple mais ingénieux. Certes celui-ci n'avait pas la précision et le détail des relevés que ses élèves et lui-même empilaient nuit après nuit mais il permettait à n'importe qui de trouver les principaux repères du ciel de nuit et de compter le temps à partir de leur cycle.
Malgré de multiples demandes de la part du roi, Eroàn s'était toujours refusé à faire ce genre de simplification. La vue de cet objet le contraria.
Cela ne correspondait pas à l'image qu'il se faisait de sa science. Ces dessins trop simples permettaient à n'importe qui de croire qu'il connaissait le ciel et qu'il pouvait en tirer des interprétations hâtives.
Eroàn avait toujours mis en garde ses moines contre toute tentative de vulgarisation. Il savait que la connaissance du ciel suscitait la convoitise des imposteurs et des charlatans qui infestaient non seulement les places publiques mais, de plus en plus, la cour du roi.
Beaucoup de ses "conseillers" étaient déjà venus lui demander de placer des dessins en marges de ses relevés pour mieux "les expliquer" : il les avaient tous fait chasser sans ménagement de son temple.
Pour Eroàn, force était de constater que ce calendrier était l'oeuvre d'un véritable connaisseur des cycles célestes. Il l'examina attentivement mais n'y décela aucune erreur. Son indignation fut quelque peu adoucie par un sentiment de respect pour celui qui avait su concevoir et fabriquer un tel objet.
Il réfléchit à l'idée qu'avait eu ce mystérieux savant de représenter chaque groupe d'étoiles sous la forme d'un animal : une vache, un aigle, un serpent, un cheval, un scorpion, un poisson... Il se souvenait d'un jeune élève qu'il avait eu des années auparavant et qui avait eu cette idée de représenter les étoiles sous la forme de dessins familiers pour mieux retenir leurs positions.
Eroàn avait dû lutter pour lui enlever cette habitude, mais l'enfant avait toujours continué à gratter des petits dessins sur les murs de la terrasse...
Il avait fini par renoncer à le réprimander tant ses qualités - précision, ingéniosité, assiduité - l'avaient impressionné. Comme s'appelait-il déjà ?... Hilàn, bien sûr.
Eroàn rappela le jeune moine et lui demanda de retourner au marché pour découvrir l'origine du calendrier qu'il avait acheté.
Celui-ci obéit et apprit, tout d'abord, que l'objet avait été fabriqué dans la région d'Henram et qu'il s'en vendait beaucoup dans les villes mais aussi dans les campagnes.
Le moine rechercha alors des marchands originaires de cette région. Les conversations ne furent pas faciles car les voyageurs de la région d'Henram se montraient particulièrement jaloux des secrets de "leur invention".
Néanmoins, le moine entendit plusieurs fois prononcer le même nom et il rentra aussitôt le répéter à son maître.
"Hilàn ! Hilàn !" La nouvelle se répandit comme un vol de poussière à travers le temple.
Les moines se rappelaient tout à coup de ce nom qu'ils n'avaient plus prononcé depuis de longues années. Les souvenirs revenaient à ceux qui l'avaient connu et les plus jeunes voulaient savoir de qui il s'agissait.
"Mais Hilàn était mort ! Non. Où était-il ? Loin d'ici. Il avait quitté le monastère. Il était l'élève préféré du maître..."
Un émoi profond s'était emparé de tous et tous attendaient la réaction du maître Eroàn. Personne n'osait manifester son opinion - joie ou colère - avant de savoir quel jugement il porterait, lui, sur cette affaire.
Eroàn resta seul un long moment. Sans doute ses sentiments étaient-ils partagés mais il prit la décision d'agir, avant tout, en tant que chef de sa communauté. Il vivait au milieu de ses autres élèves qui, eux, étaient toujours restés fidèles aux règles qu'il avait fixées.
Il appela un moine qui avait bien connu Hilàn et qui serait capable de le reconnaître, même après de longues années. Devant tous les autres élèves, il le chargea de retrouver le disparu et de lui adresser un message des plus sévères.
Dans son message, Eroàn l'accusait d'une triple trahison. Il avait trahi la confiance de son maître qui avait placé en lui ses plus grands espoirs. Il avait trahi ses camarades qui, chaque jour, acceptaient leur destin avec dévouement et humilité et qui avaient ressenti énormément de peine à le croire mort. Enfin, il avait trahi toute la science que le maître avait essayé de lui transmettre en la vendant ainsi au premier venu pour son enrichissement personnel.
Pour lui, Hilàn était un être inexcusable et il faudrait bien attendre "la nuit où la lune sombrerait dans l'ombre de la terre" pour qu'il puisse le pardonner.
D'ici-là, il ordonna que son nom ne soit plus prononcé dans l'enceinte du temple et que ses calendriers soient pour tenus pour des objets honteux et malhonnêtes.
Le moine écouta attentivement le message. Eroàn lui remit une insigne de bronze gravée des symboles du roi et du temple d'Ardduk pour obliger les marchands d'Henram à l'emmener avec eux dans leur voyage de retour, jusqu'au village où s'était installé Hilàn.
Dans son village, malgré la célébrité de ses calendriers, la vie d'Hilàn n'avait pourtant pas beaucoup changé. Certes le village s'était beaucoup enrichi grâce à lui mais lui-même n'en avait pas profité au-delà de ses besoins et de ceux de sa famille.
Au début, il s'était senti fier et satisfait de l'engouement qu'il avait suscité autour de l'observation du ciel. Il avait l'impression d'avoir apporté aux villageois un bien qu'ils ne possédaient pas et d'avoir enfin trouvé sa place parmi eux.
Pourtant, une fois la satisfaction passée, Hilàn se senti peu à peu envahi par un étrange sentiment de tristesse et de détachement. Ses calendriers étaient copiés et vendus. De nouveaux observateurs se chargeaient même de les mettre à jour d'une année sur l'autre. Il avait l'impression que sa science ne lui appartenait plus vraiment.
Il savait aussi que des personnages plus ou moins honnêtes se mettaient en tête de pouvoir prédire l'avenir par une interprétation grossière du cycle des étoiles et la position des animaux célestes qui le composaient.
"Comprendre et prévoir". Hilàn n'avait jamais oublié les paroles employées par maître Eroàn qui le mettait en garde contre ceux qui "essayaient de prévoir sans avoir jamais rien compris."
Il ne regrettait rien de ce qu'il avait fait mais, petit à petit, cela ne l'intéressait plus. Il regardait toujours les étoiles mais il ne cherchait plus vraiment à les comprendre. Il savait ce qu'il voulait savoir.
Depuis quelques temps, ses rêves ne le menaient plus nulle part. Ou, peut-être, ne les comprenait-il plus...
A cette époque, il fut repris par les sentiments qui l'avaient envahi lorsque, jeune garçon, il avait décidé de s'enfuir du temple d'Ardukk : être apprécié de tous et, pourtant, se sentir seul. Comme un étranger.
Après tout, dans le temple comme dans le village, il n'était pas vraiment des leurs. Et c'est justement à cette époque qu'il reçut la visite du messager de maître Eroàn.
Hilàn et le moine se reconnurent au premier regard. Mais ce dernier lui fit rapidement comprendre qu'il n'était pas venu jusque là pour partager des retrouvailles. Il récita publiquement son message.
Hilàn ne dit rien, puis il proposa son hospitalité. Le moine la déclina.
Hilàn le remercia de sa visite ; il lui demanda simplement, à son retour, d'assurer maître Eroàn que rien de ce qui lui était reproché n'avait été fait pour son enrichissement. Le messager accepta la réponse et partit aussitôt s'installer pour la nuit dans un village voisin. Il repartirait dès le lendemain vers la capitale.
Hilàn fut sans doute bouleversé par cette visite. Il est certain que la vue de son ancien camarade raviva en lui de nombreux souvenirs : le temple, la discipline, maître Eroàn... Sans doute compara-t-il ces deux périodes de sa vie pour mesurer le chemin qu'il avait parcouru.
Comment reçut-il les reproches de maître Eroàn ? Sans doute comprit-il qu'un homme aussi sage et bienveillant n'aurait pas infligé plusieurs journées de voyage à l'un de ses moines dans le seul but de le couvrir d'insultes. S'il n'avait eu à lui adresser que son mépris, il se serait contenté de l'oublier. S'il l'avait vraiment accusé d'un crime, il l'aurait fait poursuivre.
Maître Eroàn attendait une réponse. Mais laquelle ? Que signifiait cette "nuit où la lune sombrerait dans l'ombre de la terre" qui lui permettrait d'être pardonné ? Maître Eroàn avait, sans doute, envie de revoir Hilàn. Mais quand ? La réponse n'était sans doute pas à chercher dans les étoiles.
La nuit, les rêves sont des chemins qui permettent d'entrevoir l'avenir, mais ils permettent aussi de tirer vers soi les longs fils du passé. Et, durant cette nuit-là, Hilàn ne reçut pas un message mais un souvenir.
Il se souvint de cette veillée durant laquelle, avec le maître et les autres élèves, il avait pu observer un phénomène extraordinaire.
Il était encore très jeune à l'époque et il avait vu de ses yeux une lune brillante, pleine et parfaite disparaître petit à petit, comme avalée par une ombre infernale, avant de réapparaître de la même manière et de continuer à briller comme si rien ne s'était passé.
Certes, le mouvement naturel de la lune est bien de disparaître petit à petit puis de reparaître de la même manière mais ce cycle s'étale sur environ une trentaine de nuits. Cette nuit-là, la disparition et la réapparition s'étaient déroulés en une seule fois sous les yeux ébahis des élèves et sous le regard satisfait de maître Eroàn.
"Vous avez tous bien vu. La lune ne s'est pas éteinte. Aucun objet sombre n'est venu la masquer. En effet, si un tel objet avait existé, comment se fait-il qu'il n'ait pas obscurci les autres étoiles ? Non, la seule explication est que la lune a été plongée pendant quelques instants dans une zone d'ombre. Mais l'ombre de quoi ? L'ombre de la terre semble être la seule explication possible."
Hilàn et les autres élèves savaient que leur maître avait déjà observé ce type de phénomène et y avait longuement réfléchi. Un soir, il leur avait même confié que, s'il était capable un jour de prévoir la date de ces phénomènes extraordinaires, alors il estimerait avoir accompli la plus remarquable des prouesses possibles dans la connaissances des cycles célestes.
Il disait que, pour parvenir à cela, il fallait encore observer et transcrire - chaque jour, chaque nuit - les trajectoires du soleil et de la lune afin de pouvoir les comparer. Mais il ne parla jamais du résultat de ses calculs.
Une fois son rêve terminé, Hilàn se réveilla satisfait. Le message d'Eroàn était devenu clair dans son esprit. Derrière ses reproches, son maître lui lançait une sorte de défi. Il n'avait pas respecté les règles du temple mais, s'il accomplissait un véritable exploit, alors il serait pardonné : il devait prévoir la date de la prochaine disparition de la lune. Cette nuit-là, il pourrait se présenter au temple d'Ardduk et obtenir le pardon d'Eroàn.
Il devait se montrer à la hauteur de ce que son maître considérait être, pour lui-même, le plus grand des prodiges.
Au matin, Hilàn avait accepté de relever le défi et il avait commencé à y réfléchir.
A partir de ce jour, il cesserait de regarder les étoiles et il s'intéresserait sérieusement aux trajectoires de la lune et du soleil. Il lui faudrait pour cela inventer de nouvelles méthodes de travail.
Quand le jour fut totalement levé, il avait déjà pris deux décisions dont il fit part à sa famille et aux habitants de son village.
La première était qu'il ne pouvait pas suivre, le jour, la course du soleil et, la nuit, celle de la lune. Il devait donc prendre deux élèves avec lui pour l'aider dans sa nouvelle tâche. Parmi les jeunes garçons qui s'étaient plongés, à sa suite, dans la science des calendriers, il en choisit deux qu'il avait remarqués pour leur qualité de précision, d'ingéniosité et d'assiduité. Certains disent que, parmi eux, se trouvaient l'un de ses fils.
La seconde décision fut que la plaine dans laquelle se trouvait le village n'était plus un lieu adapté à ses observations. Lui et ses élèves devraient partir dans les paysages escarpés des montagnes. Les sommets et les reliefs seraient de précieux points de repère pour établir les mesures de trajectoire.
Pendant son absence, Hilàn confiait la charge de sa famille aux habitants du village. Le village lui devait beaucoup et tout fut fait selon ses volontés.
Hilàn rassembla son matériel et, rempli d'un nouveau désir d'apprendre, il partit dès le lendemain accompagné de ses deux élèves. Il avait décidé qu'Eroàn serait fier de lui. Pourtant les choses ne furent pas si simples.
Les montagnes regorgeaient de sources et d'abris naturels. C'était encore la belle saison. Hilàn put trouver un poste d'observation assez dégagé faisant face à un horizon très découpé. Il désigna six points de repère par rapport auxquels, tout au long de la journée, les trois observateurs devraient situer la trajectoire du soleil et, tout au long de la nuit, malgré l'obscurité, la trajectoire de la lune.
Les deux jeunes disciples demandèrent à Hilàn quels signes il recherchait pour prévoir la disparition de la lune. Il leur raconta simplement les souvenirs de son enfance. Pour le reste, il ne savait rien.
Il leur raconta que, un soir, peu après la disparition, il avait posé de nombreuses questions à maître Eroàn pour essayer de comprendre ce qu'il avait vu. Il se souvenait bien de ses questions car, pour la première et unique fois, Eroàn avait accepté de lui répondre en traçant un dessin pour l'aider à comprendre ses explications.
"Le soleil et la lune tournent autour de terre selon des trajectoires différentes et indépendantes. Parfois ces trajectoires se croisent et l'un des objets est alors caché par un autre. Très rarement il arrive que, en pleine journée, la lune passe devant le soleil et en cache une partie. Moi je ne l'ai jamais vu mais cela a été observé et inscrit sur des anciennes tablettes. Et bien, il semblerait que, lorsque la lune et le soleil sont parfaitement alignés de part et d'autre de la terre, la lumière projetée par le soleil est bloquée par la terre et la lune se retrouve alors dans l'ombre et disparaît quelques instants. Comprends-tu cela ? Regarde bien ce dessin..."
Pour Hilàn, la solution était donc de comparer les trajectoires du soleil, le jour, et de la lune, la nuit, et d'attendre que celles-ci se rapprochent suffisamment pour penser que, la nuit suivante, les deux objets formeraient un alignement parfait avec la terre.
Les deux élèves acquiescèrent sans vraiment comprendre : eux se chargeraient des observations, Hilàn se chargerait des calculs.
Cependant, rapidement, les trajectoires des deux astres s'avérèrent difficilement prévisibles. Il semblait n'y avoir vraiment aucune coordination entre les deux mouvements.
Les élèves faisaient de leur mieux. Hilàn changea à plusieurs reprises de points de repères et de sites d'observation. A chaque fois, il laissait la montagne couverte de dessins géométriques dans lesquels il essayait d'établir la position relative des trois éléments - terre, lune, soleil - d'après les trajectoires qu'il avait relevées.
Puis il fallut redescendre et attendre à nouveau les beaux jours. Hilàn ne relâchait pas ses efforts. Il reprenait ses anciens relevés, il en établissait de nouveaux. Il dessinait beaucoup et, finalement, dormait très peu.
Et puis il repartit dans les montagnes. Combien de fois est-il monté ? Combien de fois est-il descendu ? Combien de disciples se sont succédés auprès de lui pour remplacer la lassitude des précédents ? Il est impossible de le savoir.
Chaque nuit les villageois scrutaient le ciel à tour de rôle de peur que la disparition ne survienne : ils savaient que ce phénomène était très rare et ils tremblaient à l'idée qu'il ne se produise avant qu'Hilàn n'ait terminé ses calculs.
Et puis il constata que les trajectoires commençaient à se rapprocher. Ce n'était pas la première fois mais quelque chose lui semblait différent. Pourtant, depuis quelques temps, il s'était quelque peu détaché de ses calculs. Il s'en remettait à une connaissance plus intuitive de ces mouvements qu'il avait observés des dizaines et des centaines de fois.
Ses rêves recommençaient à se peupler de messages. Il sentait une nouvelle confiance régner en lui, comme du temps de ses premiers calendriers.
Finalement, Hilàn se résigna à l'idée qu'il ne pourrait pas prévoir la nuit précise où se produirait la prochaine disparition. Il ne savait pas non plus combien de jours compterait exactement son trajet vers la capitale.
Face à tant d'incertitudes, il devait prendre une décision.
Les trajectoires se rapprochaient une fois de plus. Il résolut de partir, seul, vers la capitale.
Si rien ne se passait le soir de son arrivée, il patienterait trois nuits avant de prendre le chemin du retour. Si la disparition se produisait lors d'une se ces trois nuits, il laisserait maître Eroàn décider de la réussite ou de l'échec de l'épreuve qu'il lui avait proposée.
Il prépara ses bagages et prit la route. Il marcha le jour et dormit la nuit, sans plus se soucier de mesurer le ciel.
En chemin, il découvrit enfin la beauté des nuages qu'il pouvait admirer sans se poser de questions.
Il franchit les portes d'Em... à la tombée d'un soir et, là seulement, il leva les yeux et attendit que quelque chose se passe.
Cette nuit-là, il ne se passa rien. Ou du moins, rien de ce qu'Hilàn attendait de son voyage.
Il se souvenait de la seule et unique fois où il avait circulé dans les rues sombres de la ville. Bien des années s'étaient écoulées depuis. Il était tout jeune garçon, il était en fuite et son sort s'était scellé au gré de ces rues qu'il ne connaissait pas.
Il remarqua néanmoins à quel point la ville avait changé.
Malgré la nuit profonde, les rues étaient calmes, pavées et beaucoup étaient même éclairées par des flambeaux.
Les quelques personnes qu'il observa marchaient d'un pas serein, sans regarder derrière elles. De temps à autre, une patrouille de soldats circulait.
Hilàn se souvenait sans doute de l'effroi qui l'avait saisi, à l'époque, alors qu'il traversait des rues qui étaient sombres, sales et boueuses. Remplies de bruits furtifs, de mendiants et d'ivrognes.
Oui, la ville avait bien changé. Et lui ?
Au détour de son errance paisible, il arriva sur une vaste place au milieu de laquelle il reconnut le temple d'Ardduk. Sa forme n'avait pas changé mais l'espace autour de lui avait été dégagé, ce qui lui donnait une silhouette encore plus majestueuse.
Combien de temps avait-il pensé qu'il ne reverrait jamais cet édifice ? Il regarda la lune : il n'y retournerait pas ce soir-là.
Après avoir pris du repos dans une auberge, il continua ses déambulations durant la journée suivante. Il revoyait la ville de ses souvenirs et la comparait à ce qu'elle était devenue : plus grande, plus riche, plus belle. Les gens y prospéraient et y vivaient heureux. Et lui ?
La nuit revint une seconde fois. Cette fois, Hilàn resta assis près du temple. Cette fois, les rues étaient vides et tous les flambeaux étaient éteints.
L'obscurité, le silence et, doucement, la lune ronde et brillante commença à disparaître.
Seul au monde, Hilàn se leva et se dirigea vers le temple. Il entra dans la grande salle des offrandes : toujours ouverte, toujours aussi vaste mais décorée d'or et de couleurs depuis le sol jusqu'au plafond.
Quand il vivait dans le temple, le dernier travail de la journée était de monter les offrandes apportées par les visiteurs dans les étages supérieurs pour éviter qu'ils ne soient emportés durant la nuit. Pourtant, devant lui, la salle regorgeait de présents et de richesses et, chose étrange, pas un seul mendiant n'était venu s'y endormir.
Hilàn chercha l'échelle qui permettait d'accéder aux étages supérieurs. C'était devenu un escalier.
La porte était toujours fermée à clef. Ce soir-là, elle était simplement ouverte. Il monta les étages en admirant les nouveaux décors mais il ne croisa personne.
Aucun prêtre, aucun moine n'était présent ce soir-là. Avant d'accéder à la terrasse d'observation, au sommet du temple, il passa devant ce qu'il se souvenait être les appartements sacrés.
Il entra. Sur de magnifiques tapis, une immense statue d'or et de bronze était assise et le regardait. Elle était bien plus grande et plus belle que l'ancienne statue de bois qu'Hilàn avait tant dépoussiérée et devant laquelle il s'était, plus d'une fois, endormi.
Alors que la lune avait presque totalement disparu, il ouvrit la porte de la grande terrasse où maître Eroàn, seul, l'attendait.