Livre 2
"- Et pourquoi donc te laisserais-je partir ?
- Vous, vous êtes un homme sage. Mais les autres prêtres s'affairent chaque jour auprès d'une statue de bois. On me punit pour avoir oublié une lampe ou pour n'avoir pas su me prosterner six fois en quittant le cercle sacré.
- Et pourtant, tu as appris tellement de choses en étant ici. Beaucoup plus que n'importe quel enfant de ton âge. La nuit, tu regardes les étoiles et ton savoir est déjà plus grand que tout ce qu'un paysan du royaume ne pourra jamais apprendre tout au long de sa vie.
- Mais comment sert-on le mieux le dieu Ardduk ? En observant le ciel qu'il a créé pour en comprendre les cycles ou en dépoussiérant une poupée de bois et en chantant des prières ?
- Les deux manières ont leur importance, sois-en sûr, bien qu'elles soient en effet très différentes... Pour toi, le temple qui te protège est solide et, à tes yeux, l'ensemble du monde l'est aussi. Pourtant ce n'est pas du tout le cas. Au-delà de ces murs, chaque instant de la vie peut devenir une épreuve. Si tu t'échappais ce soir, il n'est même pas sûr que tu atteignes vivant les portes de la ville. Et ensuite, que t'arriverait-il ? Le temple, la ville, la campagne : plus tu t'éloigneras et plus le sol s'effondrera sous tes pieds. Et même si tu survis, il te faudra travailler dur. Bien plus dur qu'ici. Bien plus dur que tu ne peux l'imaginer.
- Mais vous, avez-vous toujours vécu dans ce temple ?
- Non. Mais rien de ce qui te protège aujourd'hui n'existait du temps de mon enfance. C'était un temps de chaos et de grande souffrance... Comprends-tu cela ?
- Oui, bien sûr.
- Mais je comprends aussi que le confort et l'utilité de tout ce qui t'entoure maintenant ne te semblent pas aussi évident que pour moi."
Chers amis, là encore, aucun texte n'établit vraiment ce qu'il advint d'Hilàn lors de cette nuit où, au lieu de scruter patiemment la rotation des étoiles, il décida de franchir les portes du temple d'Ardduk "dans le mauvais sens".
Que peut dire l'historien soucieux de vérité sur cet événement ? Que son chemin partit sans doute de la haute terrasse, perchée au-dessus des appartements sacrés, à l'heure où ses compagnons de veille se seraient assoupis...
Qu'il descendit un par un chaque niveau du temple jusqu'à la grande salle des offrandes, la seule ouverte à la population...
Mais qui a-t-il croisé sur son passage ? A-t-il fait preuve de force ou de malice ? Avait-il fait ses adieux au maître Eroàn ? Jusqu'au bas des escaliers, la vérité de ce soir-là est recouverte par le silence...
Ensuite, à partir de l'instant où Hilàn posa le pied dans la salle des offrandes, des dizaines de légendes racontent pas à pas la fuite du jeune garçon vers sa toute nouvelle vie.
Récits ou textes, le devoir de l'historien fut d'abord de tout lire et de tout écouter. Parcourir le pays à la recherche de ceux qui savaient, écouter leurs paroles, leur demander d'où venait leur savoir... Une fois écartées les impostures les plus évidentes, il restait à tenir pour fiables les éléments retrouvés dans le plus de textes et le plus de récits. Ce fut un très long travail, croyez-moi.
Mais, une fois cette servitude passée, l'historien peut ensuite, par son propre jugement, approcher au plus près de la réalité. Il ne reste plus, enfin, qu'à fixer le travail accompli pour qu'il ne s'oublie plus.
Ainsi, de nombreux récits affirment qu'Hilàn, cette nuit-là, n'aurait jamais atteint les portes de la ville.
L'histoire la plus répandue à ce sujet est celle des trois brigands : trois hommes rencontrés au fil des rues et auxquels le jeune garçon, encore bien naïf, aurait accordé sa confiance avant d'être trahi.
Le premier l'aurait dépouillé de ses provisions, le second de ses outils d'observation et le troisième, n'ayant plus rien à emporter, l'aurait attiré dans un guet-apens et fait prisonnier dans l'une des caves de la vieille ville.
Au bout de douze jours, Hilàn aurait été vendu comme esclave à une compagnie de mercenaires et emporté loin de la ville dissimulé dans un chariot. Sa tunique fut alors abandonnée dans une ruelle, tachée de sang, et les moines qui la retrouvèrent annoncèrent tristement sa mort à maître Eroàn.
Néanmoins, d'autres historiens affirment que, par trois fois, Hilàn aurait su déjouer les plans de ses agresseurs et serait parvenu par lui-même à quitter secrètement la ville, abandonnant sa tunique tachée du sang du dernier des trois brigands...
Quelles que fussent les péripéties, Hilàn quitta donc son enfance pour commencer une vie nouvelle et s'ouvrir les portes du monde.
En ce temps-là, le roi Nom... finissait de pacifier les royaumes du Sud et bâtissait de nouvelles frontières. Si le feu général des grandes guerres était bel et bien terminé, il devait encore faire face à de nombreuses révoltes locales et aux dernières incursions des nomades du désert.
Pour cela, il continuait d'employer les nombreuses compagnies de mercenaires qu'il avait constituées pour renforcer son pouvoir et qui, en ces temps de retour à la paix, se transformaient facilement en bandes armées vagabondes si l'activité guerrière n'était pas suffisante.
Il est donc possible qu'Hilàn ait été emporté par l'une de ces compagnies et y soit resté pendant une longue période.
Ceux qui le racontent ne peuvent pas nier que, pour survivre parmi de tels barbares, Hilàn dut malheureusement goûter le parfum du sang et de la mort. Il dut suivre le culte effrayant du dieu Anthor et connaître là les plus terribles événements de toute sa vie. Qu'a-t-il vu ? Qu'a-t-il vécu exactement ? Comment est-il finalement parvenu à s'enfuir ? Ces zones d'ombre font le bonheur de centaines de raconteurs publics tenant en émoi des foules entières, mais il serait bien trop long, et trop peu fiable, de s'y attarder plus longtemps.
Les versions moins spectaculaires de la vie d'Hilàn, que l'on rencontre surtout dans les villes du Nord, estiment plutôt que, une fois sorti de la ville, le jeune moine aurait commencé une vie d'errance, de méditation et de rencontres extraordinaires qui l'auraient mené aux quatre coins du monde connu.
Quelle que soit l'histoire que l'on retienne, Hilàn vécut donc, après sa fuite, les années les plus cruciales de son éducation. Qu'elles furent empreintes de violence ou de sagesse, elles marquèrent sans doute une nouvelle étape dans son désir de trouver sa place parmi les hommes de son époque.