Haïku 7
A l'intérieur, il faisait froid et il faisait sombre. Le lieu était étrange et silencieux. Plusieurs torches imbibées d'huile étaient accrochées sur les parois d'une vaste salle au milieu de laquelle se trouvait un grand socle de pierre - comme une table - recouvert de peaux, de papiers et de parchemins disposés dans le plus grand désordre. Le jeune prince ouvrit sa lanterne et alluma quelques torches jusqu'à ce qu'il puisse voir et comprendre vraiment où il se trouvait.
Le vieux moine avait été accusé de n'avoir rien écrit, ou trop peu. Pourtant, tout dans cette caverne n'était qu'écriture. Il y en avait partout.
Il y en avait sur les peaux, sur les papiers et les parchemins, et même sur le socle de pierre. Sur des écorces de bois, sur les parois de la grotte : tout était recouverts d'idéogrammes soigneusement écrits de la main du vieillard.
Écrits à l'encre, à la craie ou au charbon de bois. Certains signes étaient même tracés dans de la terre molle ou sur la poussière du sol. Manifestement, le vieil homme écrivait sur tous les supports qu'il pouvait trouver.
Tout était recouvert d'une écriture nette et très lisible mais les phrases semblaient dispersées dans le désordre le plus total.
Il s'agissait, pour la plupart, de textes faisant des liens entre la nature - végétale et animale - et la nature humaine. Mais il était aussi question du passé, des souvenirs, du ciel, des montagnes, de la naissance, de la mort...
Le jeune prince chercha un endroit sur le socle de pierre pour déposer le manuscrit qu'il était venu rapporter. Parmi les amoncellements de textes, il n'eut aucun mal à discerner plusieurs piles de papier d'une qualité exceptionnelle, bien différente des matériaux improbables que le vieux moine avait sans doute l'habitude d'utiliser.
C'était du papier impérial. Celui que son père utilisait pour ses correspondances et pour les besoins de son gouvernement. Celui que son père avait fait porter au vieux moine pendant ses longs mois d'attente... et qui n'était jamais revenu au palais.
Tout ce papier était là. Des centaines, des milliers peut-être, de feuilles soigneusement empilées... et toutes recouvertes de l'écriture du vieux moine. Cette fois, le jeune prince ne comprenait plus.
Il considérait jusqu'alors le moine comme un vieux sage un peu farceur qui, vexé par l'arrogance de son père, avait voulu lui jouer un bon tour et lui donner une petite leçon d'humilité. Cette leçon lui avait coûté fort cher mais l'empereur avait compris, pour une fois, qu'il ne pouvait pas obtenir tout ce qu'il voulait.
Aux yeux du prince, celui qui, le jour des fêtes de la nouvelle année, était sorti sous les insultes et les moqueries de la cour était apparu comme un petit homme d'une audace et d'une liberté exceptionnelles. Il n'avait jamais vu quelqu'un de pareil.
Mais là... Quel sens cela pouvait-il prendre d'avoir enduré les foudres impériales alors que tout le travail avait été fait ? Et quel travail... Des centaines et des centaines de pages noircies des deux côtés en quelques mois. Combien de jours et de nuits de travail pouvait-il y avoir dans une telle entreprise ? Et le moine était peut-être mort depuis...
A moins que les pages en question n'aient pas servi à satisfaire la requête de l'empereur. Pour le savoir, le jeune prince empoigna la pile qui se trouvait devant lui et examina la première page : Réflexions préliminaires pour l'usage et l'éducation du jeune prince.
Cet ouvrage parlait de lui. Il s'installa sous une des torches, adossé à la paroi de la salle, et feuilleta les pages qu'il tenait entre ses mains.
Cette lecture dura de longues heures. Elle usa les doigts et le regard du jeune garçon. Il s'agissait d'une longue histoire, différente des phrases jetées en désordre sur les parois de la grotte, dans laquelle il était question d'un jeune prince élevé à la cour de son père.
Tout était décrit avec la plus grande précision : la petite enfance, les enseignements officiels, les rituels de la cour, les serviteurs... Pourtant, il n'avait croisé ce vieil homme que quelques instants au détour d'un couloir... Comment pouvait-il raconter sa vie - cérémonieuse et compliquée - avec tant de minutie ?
En fait, les détails ne correspondaient pas exactement à ce que le jeune prince avait pu vivre mais il n'avait aucun mal à retrouver les émotions qui avaient été les siennes. Il lisait une vie qui n'était pas la sienne mais qu'il reconnaissait de l'intérieur. Au fil des pages, des souvenirs bien réels se superposaient aux scènes imaginées par le vieux moine et, peu à peu, un sentiment remontait et écrasait tous les autres : la déception.
Par ce qu'il lisait, le jeune prince replongeait dans toutes les déceptions qu'il avait connues dans son enfance et, pour une fois, faisait face à celles que son père avait pu éprouver à son égard.
La déception était finalement le seul sentiment que l'empereur et le prince partageaient vraiment mais c'était celui qui contenait, à lui seul, toutes les raisons de leur incompréhension et de leurs silences.
Les pages devenaient de plus en plus lourdes, de plus en plus difficiles à lire.
Le prince se leva. Il reposa les feuilles qu'il avait prises et il commença à feuilleter un second paquet.
L'histoire était la même, mais beaucoup plus courte. Les détails disparaissaient mais le parcours du jeune prince était émaillé de petits récits poétiques, comparant sa situation à celles que l'on pouvait rencontrer dans d'autres lieux, d'autres familles, parfois dans la nature.
Les descriptions n'étaient plus objectives. Il ne s'agissait plus de rituels ou de cérémonies mais de rêves, d'esprit et de solitude.
Dans le paquet suivant, l'histoire recommençait mais encore plus courte. Les détails continuaient à disparaître au profit des récits et des poèmes.
La biographie du prince se superposait avec des petites fables et elle finissait par s'y confondre. Et puis l'histoire recommençait, toujours plus courte.
En soulevant les feuilles d'un paquet à l'autre, le jeune prince comprit que le vieux moine avait écrit plusieurs dizaines de fois la même histoire en la simplifiant de plus en plus. Toujours plus courte, toujours moins précise. De moins en moins détaillée, de plus en plus universelle.
Ce cheminement lui rappelait les leçons qu'un maître de peinture lui avait données dans son enfance : refaire sans cesse un dessin très détaillé pour le simplifier à chaque fois jusqu'à arriver à des formes primitives et universelles. Un visage devenait un simple cercle, un dragon se transformait lentement en serpentin. Un jour, ce maître lui avait demandé de réaliser un dessin personnel. Le petit garçon, déjà capricieux, s'était contenté de tracer quelques gribouillages de couleurs sur une belle toile blanche. Le maître lui avait alors adressé ses félicitations et avait proposé de présenter le tableau à son père. Il se souvenait qu'il avait alors pris la plus grosse colère de sa vie et il avait exigé que le maître de peinture soit chassé sur le champ du palais impérial. Ses hurlements avaient effrayé tous les serviteurs qui, le croyant en danger, avaient immédiatement obéi à ses ordres. L'empereur lui attribua alors un autre précepteur... qui fut chassé encore plus vite que le précédent.
Cette anecdote n'existait évidemment pas dans les récits du vieux moine mais, grâce à elle, le jeune prince comprit que le manuscrit qu'il était venu rapporter était la dernière pièce d'un énorme travail : c'était la version la plus courte et la plus universelle d'un texte écrit et réécrit cent fois. Celle qui, partie des mille détails de son existence, s'était transformée en une petite fable poétique sur la fierté qu'un père et une mère peuvent ressentir envers leur fils.
Cette fable, il ne l'avait entendue qu'une fois, distraitement, le jour de cette terrible cérémonie où le royaume entier était venu s'enquérir de sa "bonne éducation". Impressionné par l'audace du moine, il avait ramassé le texte et l'avait gardé avec lui. Il ne l'avait jamais quitté, même pendant son voyage.
Il ne l'avait même pas relu et, pourtant, il le connaissait quasiment par coeur. Cette petite histoire qu'il ne voulait pas entendre était entrée en lui et, sans qu'il s'en aperçoive, l'avait conduit jusqu'à cette grotte.
Mais le jeune prince ne comprenait toujours pas l'attitude du vieux moine. Il comprenait que, ce qu'il croyait être un simple coup d'éclat, était l'étape centrale d'une démarche beaucoup plus longue et plus réfléchie que ce qu'il avait imaginé. Mais pourquoi tant de risque ? Son père aurait pu le faire mettre à mort sous le simple coup de la colère... Le vieil homme était digne d'admiration, mais le but de sa démarche était encore mystérieux.
A repasser, dans sa tête, les milliers de signes qui avaient défilé sous ses yeux, le jeune prince fut sur le point de s'assoupir. Le jour baissait. Il avait passé la quasi-totalité de la journée seul dans la grotte froide et humide de ce vieillard qu'il n'avait jamais fait que croiser et qui, depuis, avait disparu.
Alors que le sommeil le gagnait tout à fait, la main du capitaine de l'escorte se referma sur son épaule pour le réveiller.
"Noble prince. Le vieux moine est de retour. Vous allez pouvoir lui rendre son manuscrit."