Haïku 2

 

L'empereur n'avouait jamais publiquement sa déception au sujet de ce fils si longtemps désiré mais qu'il ne comprenait plus.
Sans doute ne se l'avouait-il pas à lui-même et en ressentait-il une profonde tristesse. Son fils ne l'écoutait pas. Pourtant, il ne contredisait pas son père, il ne se révoltait pas... il grandissait et il grossissait. L'apparence de son fils ne lui plaisait pas mais la situation lui échappait de plus en plus.
Quels sentiments pouvait-il ressentir, lui, le monarque parfait ? Le seul désordre de son royaume auquel il ne pouvait pas remédier se trouvait être de sa propre chair.

Un jour, un de ses ambassadeurs vint à lui parler de l'excellente réputation d'un moine, un maître des sciences du zen, qui vivait dans une des régions qu'il avait jadis administrée.
Après de nombreuses années d'enseignement au sein de son monastère, il s'était retiré dans une cabane isolée, sur les pentes escarpées d'une montagne, à proximité d'une grotte où il vivait seul ses journées de méditation. Lui-même n'avait jamais pu directement le rencontrer mais sa grande connaissance de l'âme humaine ne faisait aucun doute.
"- Crois-tu que cet ermite pourrait être utile à l'éducation de mon fils ? lui demanda l'empereur.
Bien que la phrase fut brève, l'ambassadeur sentit tout le poids qui pesait sur cette question. Personne n'en parlait publiquement mais personne n'ignorait les mauvaises manières du jeune prince et les inquiétudes de son père.
- Oui, sans doute. A condition qu'il accepte de quitter son refuge, ce que, je crois, il n'a pas fait depuis bien longtemps.
- Si je le lui demande humblement, il ne pourra pas me le refuser. Je suis garant de la paix et de la sécurité de mon royaume. Et la paix est plus que nécessaire à la méditation des moines. Je vais écrire un message de ma propre main et tu te chargeras de le lui transmettre. Tu n'auras pas de tâche plus urgente à accomplir."
L'ambassadeur s'inclina jusqu'à terre et se retira. Le message fut écrit et il lui fallut plusieurs semaines pour traverser le pays jusqu'aux montagnes du moine ermite. Au palais impérial, la réponse se faisait attendre.
Durant cette attente, les relations entre l'empereur et le jeune prince se dégradèrent brutalement. Ou plutôt, devrait-on dire, leur absence de relations. Le jeune garçon ne quittait quasiment plus ses appartements et réclamait de la nourriture à outrance. Son père se décida à le convoquer et à le réprimander en séance publique. Mais, à la lecture des reproches que l'empereur lui adressait, le jeune prince bailla bruyamment et s'endormit avant la fin du protocole.
L'empereur était humilié et, pour la première fois de sa vie, il ne trouva rien à faire pour affirmer son autorité : il n'osait pas affronter son propre fils. Il se retira et, à partir de ce jour, il trouva sans cesse de nouveaux motifs d'occupation pour ne plus croiser le regard de son enfant. Le silence devenait reproche et le reproche devenait colère.
Enfin, l'ambassadeur fut de retour et le moine se présenta à l'empereur.

Lorsque son ambassadeur était parti, l'empereur avait imaginé organiser une grande cérémonie officielle pour présenter son fils à son nouveau précepteur et lui montrer à quel point sa bonne éducation lui tenait à coeur. Mais, lorsque le vieux moine s'inclina devant lui, le glorieux empereur ne ressentait plus qu'une profonde amertume envers ce même fils. L'idée d'une nouvelle cérémonie officielle avait définitivement quitté son esprit : son fils avait osé étaler sa paresse devant tout le palais réuni et il ne lui donnerait à aucun prix l'occasion de recommencer un tel scandale.
Le vieil homme, quant à lui, se montra fort humble et respectueux vis-à-vis de son souverain, se déclarant même flatté d'avoir été cherché si loin pour être utile. Cette disposition radoucit quelque peu le caractère de l'empereur car, en effet, beaucoup de moines se montraient fort désagréables et peu respectueux de toute autorité lorsqu'il leur était demandé de quitter quelques temps leur solitude.
"- Je souhaite que vous rédigiez un manuel d'éducation à l'usage de mon fils. Un ouvrage qui lui permette de comprendre l'ampleur des efforts demandés à tout homme digne de ce nom et, qui plus est, à celui qui est destiné à prendre en main la responsabilité de tout un peuple. Mon fils n'est pas encore conscient de tout cela. Il est bien jeune mais le temps viendra vite où son peuple réclamera ses premières décisions. Comprenez-vous cela ?
- Fort bien, noble souverain. Je n'imagine pas de tâche plus importante à accomplir à partir d'aujourd'hui et je suis honoré de...
- Vous disposerez de tous les éléments nécessaires pour travailler à votre aise. Je souhaite que vos pages puissent être présentées et lues au jeune prince lors des prochaines fêtes du nouvel an qui marqueront le début de sa participation officielle aux tâches impériales. J'espère... enfin que mon fils admette ce que d'autres avant vous n'ont pas réussi à lui faire comprendre.
- Je saisis bien l'importance de ce que vous me demandez.
- Des appartements spacieux et très calmes peuvent être mis à votre disposition au sein même du palais, mais peut-être souhaiterez-vous travailler dans la sérénité de votre retraite ? C'est une demande que je comprendrais.
- Effectivement, noble souverain. C'est bien dans la solitude de ma montagne que je saurai trouver les mots juste pour parler au coeur et à l'esprit de votre enfant.
- Très bien. Mon ambassadeur sera à votre disposition pour faire porter tout le matériel qui vous sera nécessaire : papier, encre, pinceaux... tous vos besoins seront considérés comme ceux du palais. Voilà. Je vais vous laisser avec mes intendants pour préparer votre retour et j'attendrai impatiemment de vos nouvelles.
- Mais, noble empereur, ne devrais-je pas tout d'abord rencontrer le jeune prince avant de repartir ? Pardonnez ma remarque mais...
- Oui, vous avez raison... Je n'ai pas crû utile d'organiser des présentations officielles pour des raisons... de temps. Mais, vous ne repartirez pas avant quelques jours, n‘est-ce pas ? Je ferai dire à mon fils de se présenter à vous le plus rapidement possible. Vos appartements seront près des siens. Vous déciderez ensuite du temps que vous jugerez utile à passer en sa compagnie... J'espère simplement que... il vous fera bon accueil.
- Beaucoup de sentiments traversent vos paroles. Je vous assure de tout mon dévouement et de mon entière discrétion."
Le vieil homme et le noble empereur se séparèrent selon les formules d'usage.
Le lendemain, on rapporta au souverain que le moine, en fait, avait demandé à repartir le matin même. Le jeune prince n'avait pas souhaité lui présenter ses voeux de bienvenue mais le hasard avait voulu qu'une brève rencontre ait eu lieu dans les couloirs du palais. Les serviteurs ayant fait les présentations, le vieillard se montra fort aimable mais le jeune garçon ne lui adressa pas la parole. Ils se regardèrent un long moment puis reprirent chacun leur chemin. C'est à ce moment-là que le vieil homme aurait demandé à ce que l'on prépare son départ pour le lendemain matin.
L'empereur laissa échapper un soupir d'incertitude. Comment ce petit vieillard retiré de la vie des hommes pourrait-il réussir là où tant d'autres précepteurs confirmés avaient misérablement échoué ?

Une pensée le touche
il disparaît
mystère du sage