" Maître ? Mais que faites-vous là à cette heure-ci ? Dans cette partie du Palais ?"
Bedren avait l'air complètement hagard : le souffle court, les yeux dans le vide, comme s'il sortait d'une nuit entière de cauchemars.
" Venez avec moi, général Guirao. Venez tout de suite !"
Guirao ferma sa porte et le suivit à travers les couloirs et les escaliers du Palais. Ils sortirent de l'aile Ouest dans le petit jour et se dirigèrent vers le donjon. Ocaris les regarda traverser la cour depuis sa fenêtre.
Bedren s'engagea dans les escaliers et il entra directement dans la salle d'audience. Guirao le suivit jusqu'à la porte du fond. Sans rien dire, le vieillard manipula fébrilement une clé métallique et il ouvrit rapidement la porte interdite. Guirao pénétra lui aussi à l'intérieur du bureau (par la porte, cette fois).
" - Maître, mais que se passe-t-il ?
- Taisez-vous ! Nous sommes encerclés par des traîtres... Je dois vous parler des décisions les plus graves que j'ai jamais prises mais je suis convaincu que... Oui, je suis sûr que quelqu'un est entré ici sans ma permission. Je le ressens au fond de moi et c'est insupportable ! Juste avant de venir vous chercher, j'ai fait arrêter l'ouvrier qui a réparé la porte et posé la nouvelle serrure. Je l'avais prévenu... Je n'aurai aucun mal à le faire parler mais cela ne suffira pas. Il y en aura d'autres... Venez avec moi !"
Bedren traversa le bureau et se dirigea vers la tapisserie qui couvrait le mur du fond. Il posa sa main sur l'un des dessins et marmonna quelques paroles.
Aussitôt, les contours d'une porte apparurent au centre de la tapisserie avant de s'ouvrir, seule, devant eux. Guirao comprit qu'Ocaris avait vu juste alors que, a priori, rien n'aurait laissé imaginer la présence d'une porte à cet endroit de la pièce.
Les deux hommes entrèrent dans une sorte de second bureau, beaucoup plus sombre, dont les murs n'étaient pas occupés par des étagères de bibliothèques mais par de lourdes armoires métalliques fermées.
Guirao sentait qu'il touchait au but. Il cherchait du regard celle qui correspondrait à l'image qu'il avait en tête. Mais comment être sûr ? Bedren referma la porte. Laquelle de ces armoires devait s'ouvrir aujourd'hui ?
" - Voilà. Ici nous pouvons parler sans crainte... Écoutez-moi, Guirao. Il faut frapper fort immédiatement. Le plus fort possible.
- Je vous écoute, maître.
- Je veux que vous reformiez aujourd'hui l'équipe que vous dirigiez pour vous infiltrer au milieu des lignes ennemies.
- Oui, ils servent tous dans la garde du Palais.
- Très bien. Je vais partir avec vous vers les montagnes et je mènerai moi-même la grande offensive dont nous avons parlé hier. Au moment même où nous attaquerons, je veux que vous anéantissiez cette montagne qui renferme tous les nids de dragons que vous avez découverts il y a plus d'un an... Vraiment, je regrette de n'avoir jamais utilisé ces informations que vous aviez ramenées au péril de votre vie. J'aurais dû vous écouter... une fois de plus. Mais nous allons rattraper ces hésitations et écraser les Atlans en une seule attaque globale. Il faudra que nous transpercions leurs lignes de manière définitive et que nous vous rejoignions pour que je puisse rentrer à Ittirit le plus vite possible... Je ne pourrai pas tourner longtemps le dos à nos ennemis du Palais. Fort de cette victoire, je pourrai me débarrasser des membres du Grand Conseil et nettoyer ce Palais de fond en comble... Nous avons du travail, Guirao. Ce sera dur mais vous serez à mes côtés. Nous serons deux à gouverner, nous dominerons à la fois le pays des Anlis et celui des Atlans... Vous pourrez même prendre, si vous le souhaitez, le trône de Zonthar. Oui, c'est le seul moyen de mettre un terme définitif à cette guerre.
- Si vous le permettez, maître, je pense qu'il existe une autre manière de terminer cette guerre.
- Que dites-vous ?"
A ce moment-là, Guirao savait qu'il n'avait plus vraiment le choix.
" - Et bien, il faudrait tout d'abord, dès aujourd'hui, libérer le roi Zonthar et avouer publiquement le crime que vous avez commis, il y a sept ans, en assassinant le vénérable Abror sur la route qui le ramenait du pays des Atlans.
- Par quel sortilège peux-tu affirmer cela ?
- Par celui de mes propres yeux. Par ceux d'un garçon qui, un soir, s'est retrouvé entre deux hommes dotés de grands pouvoirs mais dont l'un s'est révélé être un meurtrier."
En même temps qu'il parlait, Guirao pensait que ses révélations allaient finir d'enfoncer Bedren dans son délire et sa folie. Il se tenait sur ses gardes, guettant le moindre geste de celui qui était désormais son adversaire.
Mais, curieusement, ce fut l'inverse qui se produisit. Le visage de Bedren sembla se reconstituer sous ses yeux : ses traits se détendirent, ses yeux s'éclaircirent et sa silhouette se redressa... Face à un danger identifié, il devenait plus serein et sa voix reprit sa tonalité normale.
" - Je comprends mieux un certain nombre de choses... Sais-tu à quoi je pense à l'instant ? Le jour où je suis parti seul rejoindre Abror sur son chemin, j'ai remarqué au loin, dans les collines, la silhouette d'un jeune homme qui semblait s'amuser tout seul. Il sautillait en faisant des gestes bizarres... Je t'avoue que l'idée de le rejoindre pour le tuer, au cas où il m'aurait vu, m'a sérieusement traversé l'esprit. Mais bon, j'étais pressé...
- Il semblerait que, ce jour-là, nous ayons tous commis certaines erreurs.
- Voyons, Guirao, ne sois pas si négatif. Après tout, nous avons tous les deux remarquablement bien profité de cette mésaventure, n'est-ce pas ? Regarde donc ce que tu es devenu grâce à moi.
- Cela n'a pas été facile à accepter tous les jours... Ne bougez pas, Bedren. Je ne serai pas aussi imprudent qu'Abror. Je vous abattrai au moindre geste.
- Vraiment ? Alors, pourquoi ne le fais-tu pas tout de suite, jeune général ? Laisse-moi réfléchir un instant... Ce doit être le genre de sentiment que l'on éprouve lorsque l'on veut tuer son propre père.
- De quoi parlez-vous ?
- Je parle de ce que tu étais avant de me rencontrer. Un brave petit soldat qui aurait fini par crever quelque part dans les montagnes sans que personne ne s'en dérange. Moi, je t'ai tendu la main et tu l'as acceptée. Depuis ce jour, je suis l'arbre auquel tu t'es accroché pour t'élever plus haut que les autres. N'est-ce pas là le rôle d'un père ? Qui d'autre, même parmi ta famille, t'a apporté autant que moi ?
Guirao sentait que Bedren, sans bouger, commençait à utiliser son pouvoir de persuasion.
- Depuis quatre ans, je n'ai pas eu l'impression d'avoir le choix.
- Oh si, tu l'as eu. Chaque jour... Je t'avais accordé toute ma confiance. Tu aurais pu mille fois me poignarder dans le dos mais tu ne l'as pas fait. Si tu m'abats, tu t'écrouleras avec moi.
- Nous verrons bien.
Guirao leva sa main en direction de Bedren.
- Attends ! Si tu m'as accompagné pendant toutes ces années c'est que, au moins à un moment donné, tu as cru en moi. Reconnais-le... Pourquoi ne serait-ce plus le cas aujourd'hui ?
- A plusieurs reprises, j'ai pensé effectivement que, malgré votre crime, vous représentiez la moins mauvaise des solutions pour nous tous. Mais, aujourd'hui, ce n'est plus le cas et cela ne le sera plus.
- Pourquoi ?
- Parce que vous m'avez montré que le pouvoir rend fou ceux qui n'en sont pas dignes. Ces dernières semaines, vous avez fini de me convaincre que votre seule obsession n'a jamais été que de garder le pouvoir, quel que soit le prix à faire payer aux autres. Malgré toutes les apparences, vous êtes toujours resté un meurtrier et un usurpateur.
- Et toi, qui crois-tu donc être, général ? Tu ne peux pas te dissocier si facilement de ce que nous avons accompli ensemble... Mais regarde plutôt ceci."
Bedren se tourna et leva lentement la main vers l'une des armoires. Il déclencha une sorte de vibration et les lourdes portes métalliques commencèrent à s'ouvrir... Le sceptre d'Abror était posé à l'intérieur !
Guirao se déplaça rapidement pour placer l'armoire et son adversaire dans le même angle de vue : même de dos, il ne devait surtout pas le quitter des yeux !
" N'aie pas peur, jeune général. Si tu étais là, comme tu le dis, le soir où j'ai tué Abror, tu dois reconnaître cet objet, non ?"
Bedren projeta une énergie en direction du sceptre qui se souleva en l'air. L'objet quitta lentement l'armoire et se mit à flotter en direction de Guirao.
" Le rôle d'un père spirituel serait de te permettre d'aller toujours plus haut. Plus haut, même, que ce que j'aurais pu atteindre... Regarde ce sceptre, je n'ai jamais pu poser la main dessus et, crois-moi, j'ai utilisé tous les sortilèges possible. Il faut croire que, lui non plus, il n'accepte pas la manière dont j'ai pris le pouvoir... C'est tout ce qui m'a manqué pour prendre définitivement la place d'Abror. Mais, à toi qui est meilleur que moi, j'ai l'impression que ce sceptre ne refusera pas de t'appartenir... Prends-le donc. Je te l'offre avec toute la puissance et la justice qui vont avec. Deviens le nouveau Prince et je te fais le serment que je m'effacerai devant ton pouvoir. Sauf si tu décides que tu as encore besoin de moi."
Le sceptre s'approchait lentement de Guirao. Bedren lui tournait presque entièrement le dos mais il sentait que la force de son pouvoir de persuasion montait à son maximum. Il faisait tout pour lui résister. Ses pensées s'entrechoquaient violemment dans sa tête... En même temps qu'il continuait à parler, Bedren commençait à se retourner. Guirao ne l'écoutait pas mais il était incapable de décider de ce qu'il avait à faire.
Toute sa vie et tous les choix possibles défilaient dans son esprit.
Qui était-il vraiment ? Il était un guerrier. C'était ça, il devait reprendre les réflexes d'un guerrier.
L'ennemi était là et il jouait sa vie. " Ne pas mourir, c'est tout. Comme face aux dragons, dans les montagnes."
Il devait regarder Bedren comme le plus dangereux des dragons. Dans les montagnes, il fallait les observer patiemment pour les abattre en une seule fois. Viser juste et frapper fort. Ne pas trop attendre : l'instant d'après, ils pouvaient vous anéantir d'un coup de griffe ou d'un jet de flammes.
Le sceptre avançait et Bedren se retournait.
Guirao se souvenait que, sept ans auparavant, il avait frappé Abror de sa main droite : c'était ça, sa gueule de dragon. Il ne fallait pas la quitter des yeux.
Le sceptre avançait et scintillait légèrement. Ses reflets commençaient à le gêner. La main droite ?
Guirao déclencha un éclair de toutes ses forces juste avant que le sceptre ne s'interpose entre lui et son adversaire. Bedren s'écroula, frappé en pleine poitrine.
De rage, sa main se mit à projeter des éclairs dans toutes les directions. Guirao se souvenait des dragons blessés dont la tête fouettait l'air dans tous les sens en crachant toutes les flammes de leur corps.
Mais sa concentration était parfaite. Il observait chaque mouvement de la main et bondissait pour éviter les rayons qui se fracassaient contre les armoires et les murs de la pièce. L'animal allait bientôt mourir...
Il réussit même à s'approcher suffisamment près pour lui saisir le bras et lui appliquer une seconde décharge d'énergie qui, à bout pourtant, lui brûla complètement la main droite. Bedren hurla de douleur et s'immobilisa sur le sol.
Guirao n'avait pas pensé à Abror, à Ocaris, à Elkali ou à tous ses compagnons morts dans les montagnes... Il avait simplement pensé à sauver sa propre vie et il avait tué son adversaire d'un seul coup.
" - Voilà... tu as tué le maître. Maintenant... tu vas pouvoir devenir exactement comme moi.
- Je ne serai jamais comme vous, Bedren.
- Pour... Pourquoi ?
- Parce qu'Ocaris ne m'a jamais prédit cela.
- Ocaris ?... Ocaris possède le pouvoir de prédiction ? Mais alors... à nous trois, nous serions in... invincibles."
Bedren venait de mourir. Le sceptre traînait par terre, aux pieds de Guirao.
Il avait effectivement l'impression d'avoir abattu ce sur quoi, malgré lui, il s'était appuyé pendant de nombreuses années... peut-être les plus importantes de sa vie. Il venait de détruire, qu'il le veuille ou non, une partie de lui-même. Que lui restait-il maintenant ?
Fallait-il ramasser le sceptre et s'appuyer dessus pour continuer à avancer ? Fallait-il...
Toc Toc Toc
Guirao entendit frapper doucement à la porte, derrière lui. Il s'approcha et il entendit la voix d'Ocaris :
" Guirao ? C'est moi... Ça y est, tu as terminé ?"