En fin d'après-midi, Sami passa à nouveau devant le secrétaire : la clé n'y était plus. Sa grand-mère l'avait retirée. Il n'y aurait donc plus d'expédition nocturne. Il ne pourrait pas remettre la lettre et les deux photos à leur place. Curieusement, son agitation intérieure s'en trouva renforcée.
Que se passa-t-il ensuite ? Rien d'important. Le repas du soir n'eut aucun goût particulier. Sami avait l'impression d'être enfermé avec des gens auxquels il n'avait plus rien à dire. Les regards se croisaient et tout le monde semblait réfléchir avant de parler, comme dans une partie de cartes.
La nuit, Sami dormit très mal, comme si toute la pièce tournait autour de lui. Le jeu du détective était terminé, il n'y avait plus que la solitude et l'ennui. Le petit garçon s'ennuyait ; le jeune homme avait besoin de s'aérer et la compagnie des vieilles dames le contrariait de plus en plus.
Les trois jours qui suivirent, Sabine était partie et ne revenait pas. Il partait seul se balader dans le quartier, sans prévenir personne. Il revenait, s'excusait de n'avoir rien dit puis il recommençait. Quand il en eut assez de tourner en rond dans les rues, il retrouva un de ses vieux ballons en plastique et il prit la manie de décharger son énergie en tapant dessus.
On lui reprochait de faire trop de bruit dans la maison alors il sortit dans le jardin. On lui reprocha de saccager le jardin alors il sortit à nouveau dans la rue. On lui reprocha de sortir sans permission alors il prit la clé grenier et y resta une après-midi entière. Et puis Sabine revint.
Manifestement, elle non plus n'avait pas apprécié les quelques jours qui venaient de s'écouler. Mais elle n'avait pas envie d'en parler. Sami lui raconta quand même la conversation qu'il avait eue avec son cousin : cela l'intéressa un peu.
Il était déjà question que Sami retourne chez ses parents plus tôt que prévu. Il n'y avait pas eu de véritable dispute avec sa grand-mère mais ce séjour devenait pénible pour tout le monde. Il n'y avait plus de conversations. Les courses quotidiennes de la vieille dame duraient de plus en plus longtemps. La maison semblait de plus en plus vide. Jeannine était toujours là, discrète, mais Sami y faisait de moins en moins attention. Il était impatient de partir même s'il n'avait pas osé le demander clairement à ses parents.
Un matin, avant de sortir, sa grand-mère l'appela pour lui donner des instructions auxquelles il ne s'attendait pas :
"- Je sais que tu as demandé à la petite Sabine de venir ici cet après-midi. Je ne veux pas que vous vous enfermiez seuls dans la chambre comme la dernière fois.
- Pourquoi ça ?
- Parce que cela ne se fait pas. Vous n'êtes plus des bébés et vous devez vous comporter comme des jeunes gens. Je ne pense pas que ses parents aient envie que vous disparaissiez seuls toute l'après-midi.
- On ne quittera pas la maison...
- S'il te plaît, Sami. Vous resterez au rez-de-chaussée. Jeannine ne sera pas sur votre dos mais au moins elle saura où vous serez. Même si vous ne quittez pas la maison, je dois pouvoir dire aux parents de Sabine ce que vous avez fait s'ils me le demandent. Ça ne se fait plus, à votre âge."
Sami mit plusieurs minutes à comprendre ce qui se cachait derrière cette curieuse mise en garde. De quoi se méfiait-elle ou de quoi se doutait-elle ? Pourtant, Sabine et lui ne faisaient que s'embrasser sur la joue pour se dire bonjour et au-revoir. Mais c'était vrai qu'ils ne le faisaient pas avant...
En début d'après-midi, Jeannine accueillit Sabine au portail. Les deux enfants restèrent d'abord dans le séjour et puis Sami sortit la clé du grenier de sa poche. Sabine sourit et ils montèrent en courant au deuxième étage. Sans vouloir de mal à personne, ils partageaient le même besoin de désobéir.
Jeannine les appela mais ils ne répondirent pas. Et elle n'insista pas longtemps. Les deux enfants ne l'entendaient plus. Une fois seuls dans le grenier, Sami caressa le visage de Sabine qui souriait et il l'embrassa sur les lèvres. Elle ne sembla pas du tout surprise. Elle était même contente de se laisser faire. Ils s'embrassèrent ainsi à plusieurs reprises, de moins en moins maladroits. Ils s'enlaçaient avec des gestes d'adultes mais la curiosité et le plaisir qui les portaient étaient bien ceux des jeux d'enfants.
Et puis ils ressentirent à nouveau l'envie de parler. Sabine raconta à quel point elle supportait mal le théâtre de sa maison. Celui où tout le monde était heureux de se voir, de se parler comme si de rien n'était. Comme s'il ne restait rien des rancoeurs qui avaient déchiré ses parents jusqu'au jour où son père, de rage, avait démoli la porte avant de partir. Tout le monde trouve ça normal, tout le monde est heureux... Et puis cette question qu'on lui posait à tout bout de champ : "Alors, tu es contente ? Ben oui." Et elle répéta plusieurs fois qu'elle ne voudrait jamais se marier.
Comme pour la consoler, Sami lui déposa un nouveau baiser sans conséquence. Elle l'accepta, et le garda un peu plus longtemps contre ses lèvres...
Elle raconta ensuite le divorce de ses parents : elle était petite. Il y avait quelques disputes mais surtout des silences, des regards noirs, des sourires figés... On attendaient que la petite fille soit partie pour se dire vraiment les choses. Et elle souriait pour essayer de se rassurer, de les rendre heureux... jusqu'au jour où on lui avait expliqué gentiment qu'il valait mieux que papa parte vivre ailleurs quelques temps. Et puis plus rien... Elle continuait à jouer le rôle de la petite fille discrète et compréhensive mais elle sentait qu'elle comprenait bien plus de choses que ce qu'on voulait bien lui dire. Ou peut-être imaginait-elle ces choses... En tous les cas, elle s'efforçait de rester à sa place en espérant qu'un jour tout irait mieux. Mais, plus elle grandissait, plus elle comprenait que cette comédie, en fait, ne se terminerait jamais...
Ensuite, son père et sa mère s'étaient remariés chacun de leur côté... et depuis tout allait bien... "Alors, tu es contente ? Ben oui."
Autour d'eux, il y avait le grenier. Il servait surtout de garde-meubles. De vieux meubles que l'on n'utilisait plus mais que l'on ne jetait pas. Sami et Sabine passèrent plusieurs heures dans cet univers de poussière, de bois et de draps blancs.
Quand ils redescendirent, la grand-mère de Sami était rentrée et attendait dans le salon. Elle ne dit que quelques mots, sans sourire ni faire de reproche. Aucune remarque désobligeante ne fut faite avant ou après le départ de Sabine. Pourtant, Sami ressentait bien toute la contrariété de sa grand-mère : il la comprenait et il finit même par s'en sentir presque coupable.
La vieille dame alla s'enfermer quelques minutes dans le bureau. Quand elle revint, elle prévint simplement Sami que sa mère viendrait le chercher le lendemain matin.
5h45