Il se coucha avec le sourire et éteignit la lumière. Il devait être tard : plus aucun bruit ne venait du couloir depuis déjà un bon moment, et aucune lumière ne passait plus sous la porte. Jeannine et sa grand-mère étaient déjà couchées et endormies.
Sami restait dans le noir, les yeux fermés : la journée était terminée. Il était allongé dans le lit de son père, à la place exacte qu'il avait occupée soir après soir pendant des années.
Mais c'est dans cette obscurité et ce temps suspendu que Sami ressentit l'impression qu'une émotion nouvelle s'emparait de lui.
Il commençait à ressentir une sorte de peur, sans raison particulière... Il était inquiet : il venait de rejouer des scènes du passé, et c'était comme si quelqu'un l'avait observé. Comme si quelqu'un, maintenant, tournait autour de lui.
Face à ce genre d'angoisse, Sami avait l'habitude de passer en revue toutes les portes et les fenêtres de son appartement, et de se souvenir du moment où son père les avait fermées à clé : plus personne ne pouvait alors entrer sans qu'on l'entende. Mais cette fois... c'était comme si une porte communiquant avec le passé avait été laissée ouverte...
Sami tourna et se retourna sur lui-même une bonne dizaine de fois. Il était dans une sorte de demi-sommeil mais il n'arrivait pourtant pas à s'endormir. Il perdait de plus en plus la notion du temps : il réfléchissait à ce qui se passait autour de lui, sans plus savoir depuis combien de temps il se sentait observé.
Il respirait de plus en plus doucement. Si des fantômes étaient là, il fallait resté caché... Ne plus bouger... jusqu'à ce qu'ils s'en aillent.
Puis il se redressa brusquement et il ralluma la lumière. La pièce était vide, évidemment mais la lumière lui semblait différente.
La chambre lui apparaissait grise, triste. Il se rendit alors compte que les murs ne portaient aucune décoration, à part un petit miroir... et le papier-peint était d'un jaune fade presque blanc.
Cette absence de couleurs et cette impression de tristesse avaient-elles toujours existé ?
Sami se rappelait encore de ce visage en noir et blanc... ce visage qui était propre et bien coiffé. Ce visage qui ne souriait pas. Et ces yeux ?
Sami ne savait pas pourquoi il pensait à tout cela. Il n'avait pas l'habitude de ce genre d'émotion. Il savait se provoquer des peurs brutales, parfois violentes... mais l'angoisse était une peur beaucoup plus lente, dans laquelle tout l'univers semblait changer de forme. Comme une question mais qui n'aurait pas de réponse...
Paradoxalement, au bout de quelques instants, il s'habitua à cette émotion et il essaya de la conserver. De l'observer. Sami restait immobile, les yeux ouverts, attendant que quelque chose se passe.
Évidemment, dans le silence total, rien ne se passait. Tout le monde était couché et toutes les portes étaient bel et bien fermées.
Sami décida alors de provoquer les fantômes qu'il sentait autour de lui. Il agita ses souvenirs comme pour en faire jaillir quelque chose : « c'était un criminel », avait dit Sabine, « papa non plus ne sait pas », « il ne faut surtout pas en parler ». « Tout était normal... tout le monde était heureux. »
Sami n'avait pas pu parler avec son père de ce qu'on lui avait dit. Devait-il le faire un jour ?
« Je ne sais pas qui c'est... Il ne sait pas qui il est. Maman ne le sait pas non plus. Personne ne doit le savoir. »
« Grand-mère doit savoir. Il faut lui demander... Elle a des photos. Elle les a peut-être cachées. Dans le buffet. Peut-être que Jeannine le sait. »
Sami voulut alors ouvrir tous les placards de sa chambre et fouiller tous les tiroirs. Il voulait fouiller toute la maison. L'angoisse avait disparu. Il ne voulait plus fermer la porte ouverte sur le passé : les fantômes devaient rester.
Il éteignit la lumière. Il était sûr que, à part lui, tout le monde dormait dans la maison. Il était seul. La maison était à lui pour la première fois de sa vie. S'il voulait sortir de sa chambre et tout explorer comme jamais il ne l‘avait fait, c'était le soir ou jamais.
Il se leva, et ouvrit doucement la porte. Il était tout au bout du couloir, et le couloir était tout entier plongé dans l'obscurité. Il commença à avancer doucement, sans voir plus loin que le bout de son pied.
« Première pièce à droite, le débarras : tout petit, des balais, l'aspirateur, des chaussures, des lits de camp pliés. Ensuite, la chambre de grand-mère : un grand lit, une énorme armoire, un miroir, des dentelles partout... »
Le plancher craqua. Sami s'arrêta quelques secondes puis reprit doucement sa progression. Il n'avait encore fait que trois pas.
« L'autre chambre. A qui était-elle ? à tante Annie ou à tante Stéphanie ? Celle de papa est au fond du couloir. Il me l'a toujours dit... mais est-ce qu'il y dormait seul ? Il y a de la place pour un deuxième lit... Sinon, il reste la chambre-bureau du rez-de-chaussée. »
Il continua à marcher jusqu'à atteindre la porte de la salle de bains qui marquait la fin du couloir. Sur sa gauche, l'escalier descendait au rez-de-chaussée. Face à la deuxième chambre, il montait vers le deuxième étage.
« Si quelqu'un se réveille. Je dirai que je suis allé boire. »
Comme pour se convaincre, Sami toucha la porte et se retourna doucement, pour faire le moins de bruit possible. Il réfléchit et se demanda ce qu'il venait chercher exactement.
Tout au bout de l'obscurité, il voyait le mince rayon de lumière qui passait sous la porte de sa chambre. L'espace n'avait plus de contours et lui semblait immense. Sur sa droite, l'escalier s'engouffrait dans l'obscurité du rez-de-chaussée. Un peu plus loin, au pied du second escalier, quelques marches s'élevaient et disparaissaient sans atteindre quoi que ce soit.
Sami était comme au milieu de nulle part. Et il n'y était peut-être pas seul. Il fallait les appeler.
Il sentit la porte de la salle de bains derrière son dos, il s'appuya légèrement dessus... un craquement de bois retentit.
D'autres craquements s'élevèrent doucement du plancher... Oui, des gens marchaient dans le couloir : des enfants, des adultes ? Des filles et des garçons en chemises de nuit blanches qui passaient d'une pièce à l'autre. Ils ouvraient et fermaient les portes... ils montaient ou descendaient les escaliers avant de disparaître.
Sami les regardait s'approcher ou s'éloigner de lui, rentrer puis sortir, monter, descendre... Il ne reconnut personne dans ce défilé. Certains fantômes semblaient le remarquer mais aucun ne fit vraiment attention à lui. Ils donnaient tous l'impression de savoir où ils allaient... Ils entraient, ils sortaient, ils montaient, ils descendaient.
Au bout de quelques minutes, il n'y eut plus personne dans le couloir. Ils avaient tous disparu derrière les portes successives. Combien étaient-ils au total ? Trois enfants, bien sûr. Deux filles et un garçon.
Sami resta encore quelques instants le regard fixé sur le rayon lumineux qui indiquait son point de retour. Il retraversa le couloir et pénétra à nouveau dans la lumière de sa chambre.
Il retrouva cette pièce avec satisfaction, et même un sentiment de soulagement : elle lui semblait finalement plus familière et plus rassurante que quelques minutes auparavant.
Il se recoucha et éteignit rapidement la lumière. Son premier réflexe fut de tendre à nouveau l'oreille à la recherche de nouveaux craquements de planches. Mais il n'y avait plus rien. Y avait-il eu d'ailleurs quelque chose ? Malgré son excitation, Sami savait bien qu'il n'avait rien vu de réel. Il était resté seul, dans le noir, et son imagination avait fait le reste.
Cette fois, il se sentait fatigué. Le couloir était vide et il avait envie de dormir. Il se disait qu'il avait vu vivre la maison comme elle avait dû vivre il y a... longtemps. Ce n'était plus "la maison de sa grand-mère" mais une maison qui abritait des parents et des enfants. Des enfants qui la connaissaient par coeur et qui en avaient fait leur domaine. Combien d'enfants ? Trois, bien sûr. Deux filles et un garçon.
Avant de s'endormir, Sami se dit qu'il aurait peut-être dû descendre au rez-de-chaussée, et visiter tranquillement les différentes pièces de la maison.
Mais rien ne le pressait : il ne fallait pas se précipiter. Le sommeil l'envahit doucement avec l'idée qu'il réfléchirait à tout cela le lendemain matin.
23h50