"- Richard m'a dit que vous travailliez dans le commerce. Et que vous voyagiez beaucoup.
- Oui, enfin... Je travaille dans l'import/export et aussi dans l'immobilier. Mais je ne voyage plus beaucoup maintenant, je préfère rester à Marseille.
- Ça doit être une belle ville.
- Très belle, oui. Et puis je la connais par coeur. J'y ai toutes mes racines.
- C'est important, les racines. Mais Richard ne me parle jamais des siennes.
- Je ne pense pas qu'Antonio ait envie qu'on ne lui parle que de ça !
- Ah ça... A tes côtés, j'ai bien appris qu'il fallait se contenter de peu de questions et de peu de réponses.
- En effet, mais comprenez que Richard a eu une histoire assez compliquée... Et moi-même je ne sais pas tout. Mais, excusez-moi de vous dire cela, je suis surtout impatient que vous me parliez de vous. Comment vont les affaires, les enfants... J'aimerais beaucoup que vous me parliez de cela."
Richard n'en revenait pas de voir la "bonne fée" (qui lui avait fait écraser les côtes sept ans auparavant) parler à sa femme avec autant de tact et de politesse. Il semblait si aimable et sincère. Et fin diplomate...
Il avait visé juste car Caroline se mit aussitôt à parler de tout ce qui lui tenait à coeur : les enfants, les comptes de la station, les projets de racheter d'autres commerces, comme un restaurant... Antonio mangeait, écoutait et il semblait passer une délicieuse soirée. Richard intervenait quelquefois mais il laissa faire sa femme. Au total, pour ne pas la déranger, il s‘occupa même de servir le reste du repas.
Fresco, lui, mangeait en silence et se demandait, au fond, ce qu'il foutait là.
Après le dessert, il se leva et s'excusa en expliquant qu'il devait rentrer chez lui. Antonio le salua et Richard le raccompagna.
Dans la voiture, le chauffeur n'avait pas bougé de son siège.
Quand il revint, Caroline annonça qu'elle avait une vaisselle à faire et qu'elle comprenait que les choses importantes ne seraient dites "qu'entre hommes". Elle apporta du café chaud et des tasses, une bouteille de cognac et des verres, elle salua "l'oncle Antonio" et se retira de leur compagnie.
L'oncle en question fut impressionné par la classe de cette sortie.
"- Tu as vraiment une femme épatante. J'ai passé une soirée exceptionnelle.
- Exceptionnelle ?
- Oui... ça t'étonne ?
- Nous avons l'impression de nous connaître depuis toujours. Mais je ne vous ai jamais vu qu'une seule fois dans ma vie...
- A partir de la deuxième, tu es autorisé à me tutoyer.
- Merci.
- En ce qui me concerne, j'ai même l'impression de te voir pour la première fois, Richard. L'individu que j'ai croisé il y a sept ou huit ans ne te ressemblait pas du tout.
- Merci... En fait, tu sais que je pourrais te remercier pendant des heures entières.
- C'était exactement ce que je craignais. Et c'est pour ça que ta femme a été absolument parfaite. Elle ne sait rien de notre petite histoire ?
- Et comment voudrais-tu que je lui annonce ? Que j'étais une petite frappe dans les rues de Narbonne jusqu'à ce qu'une bonne fée me chope dans une impasse et m'éclate une dent à grands coups de baguette magique.
- J'ai vu que tu en avais gardé la marque.
- Ce n'est pas grave.
- Je sais. J'ai moi-même des cicatrices bien vilaines à porter...
- Tu travailles dans les affaires mais tu as le coup de poing facile. Et un chauffeur prêt à démarrer en permanence.
- Tu te poses beaucoup de questions ?
- Ça fait partie de mon deuxième souhait.
- Je ne l'avais pas compris comme cela.
- Tu sais, je t'ai fait venir pour partager au moins un bon moment avec toi. Te montrer ma famille. Ce que j'ai réussi à faire grâce à toi...
- Laisse tomber.
- Je n'ai pas l'intention de venir te voir toutes les semaines, ni que les enfants t'appellent "tonton Tonio"... Je voulais juste que l'on se croise une petite fois pour garder un bon souvenir.
- C'est gentil... Tu as revu tes parents depuis que tu as quitté Narbonne ?
- Non.
- Donc, toi aussi tu as des secrets.
- Oui. Et je pense que, avec le temps, ces secrets pèsent de plus en plus lourd.
- C'est souvent le cas...
- ...
- Écoute, Richard, je vais te raconter certaines choses. La manière dont je vois ma vie... Tu me laisseras parler mais, une fois que j'aurais fini, je n'ajouterai plus rien.
- Et je ne poserai aucune question.
- Je pense en effet que tu t'en poses beaucoup... Tu es quelqu'un de bien, et ça me gênerait que tu te fasses une mauvaise opinion à mon sujet... Du moins sur certaines questions à mon sujet.
- ...
- En fait, l'histoire des trois souhaits a commencé à Marseille, à peu près trois semaines avant notre rencontre... Deux types sont venus me trouver dans mes bureaux et ont cherché à jouer les gros bras pour m'impressionner. Tu imagines ? M'impressionner... Deux petits marlous qu'on avait fagotés avec des costards de supermarché pour venir jouer les durs. Je me suis retenu de rigoler et ils m'ont expliqué que "l'un de mes petits cousins" avait de gros ennuis du côté de Narbonne. "Ah bon ? Oui. Et qu'a-t-il fait ? Il doit de l'argent, beaucoup d'argent. Combien ? Cinquante mille euros." Alors là, j'ai éclaté de rire. Ils l'ont mal pris alors j'ai fait entrer mes gorilles qui leur ont montré ce que c'était d'être un vrai dur.
- Ça a dû leur faire drôle.
- Ne m'interromps pas, s'il te plaît. C'est juste qu'ils n'avaient pas compris que, en changeant de ville, ils changeaient aussi de catégorie. Et ils n'étaient pas vraiment taillés pour boxer chez les poids lourds. Une fois calmés, je leur ai demandé de m'expliquer en termes très clairs ce qu'ils foutaient là et ce qui les autorisait à essayer de me racketter de la sorte. Ils m'ont dit qu'ils bossaient pour un certain Kovaleski qui tenait, entre autres choses, des tables de jeu à Narbonne. Un de mes petits cousins, nommé Richard, y aurait perdu de grosses sommes d'argent et risquait de se faire violemment démolir si l'on ne trouvait pas "un moyen" de régler sa dette. Ça te rappelle quelque chose, peut-être ?
- ...
- Le premier problème était que je n'avais jamais entendu parler de toi. Mais ils me donnèrent l'identité de tes parents et, effectivement, ton père est un de mes cousins (bien que je ne l'ai pas revu depuis plus d'une vingtaine d'années). Le deuxième problème était que, d'après ce que les deux mecs m'avaient décrit, un malfrat de Narbonne avait été suffisamment stupide pour laisser s'endetter jusqu'à cinquante mille euros un petit merdeux (excuse-moi le terme) qui n'avait jamais rien foutu de sa vie et qui, a priori, n'aurait jamais les moyens de rembourser le quart de cette somme... Soit il était stupide, soit (et c'est que j'ai préféré penser) ce Kovaleski avait découvert je ne sais comment que le petit merdeux en question était de la famille d'un gros bonnet de Marseille. Et donc il se serait dit : "Tiens, amuse-toi, c'est le tonton qui paiera. Après tout, il a les moyens et il ne voudrait pas qu'on abîme quelqu'un de sa famille." Et je ne te cache pas que ce petit jeu de chantage m'a fortement énervé. Je déteste tous les chantages, et les deux gugusses l'ont senti passer.
- Je vois.
- Ensuite, je leur ai demandé de me re-raconter tranquillement ton histoire en essayant de n'oublier aucun détail. En fait, ils ne savaient pas exactement combien tu devais à Kovaleski mais, lorsque celui-ci est allé voir ton père pour lui présenter l'addition, il lui a parlé de moi, le cousin qui avait fait fortune... Ce n'est pas ce que j'appelle avoir le "sens de la famille" mais bon... peut-être n'avait-il pas le choix.
- Et ma mère ?
- J'ai toujours su qu'elle avait de graves problèmes... mais je n'ai plus eu de contact direct avec tes parents depuis... depuis que je me suis lancé dans les "affaires".
- Oui, ils ne m'ont jamais parlé de toi. Ni personne d'autre d'ailleurs.
- Tu sais, moi aussi j'ai démarré seul dans la vie. Je n'ai jamais vraiment respecté les règles mais j'étais prêt à tout pour réussir... Je ne sais pas si Dieu existe mais si, un jour, quelqu'un doit me juger (ici-bas ou plus tard), je sais que je n'aurai pas les mains très propres ni le reste d'ailleurs. J'ai fait beaucoup de choses malsaines pour m'en sortir mais je me suis toujours justifié en me disant que, dès que j'en aurais les moyens, je ferai tout pour préserver ma famille de ce que, moi, j'avais connu : l'abandon, la misère, la rage... Et j'ai frappé en me jurant que mes enfants, eux, ne seraient jamais frappés par personne.
- ...
- Tu sais quoi ? Je ne me suis jamais marié, pour que mes enfants ne portent pas mon nom. J'ai tout fait pour les préserver, pour les mettre à l'abri du monde dans lequel je vivais : ils ont tous fait de brillantes études et aujourd'hui ils n'ont plus besoin de moi ou de mon pognon pour mener leur vie... Quant à toi, la venue des deux marlous m'avait posé un cas de conscience inédit : tu étais de ma famille mais je ne te connaissais pas... Et je te voyais bien mal parti. Si j'avais payé tes dettes, ça n'aurait rien réglé et je n'avais pas envie de m'occuper d'un petit merdeux que je n'avais jamais vu. J'étais entre deux chaises et cette situation, qui pourtant ne me concernait pas, m'empêchait presque de dormir... Alors j'ai imaginé cette histoire des "trois souhaits" que j'avais lue un jour dans un livre pour gamins. "Je vais l'aider, lui donner une chance et le laisser se démerder". Si tu avais dû rester délinquant, je ne voulais surtout pas en être responsable. Je suis donc descendu à Narbonne avec mes gardes du corps, j'ai rencontré Kovaleski pour mettre les choses au point. Il m'a dit où ses larbins t'attendaient pour te casser la tête alors j'ai pris leur place...
- Pour que je comprenne bien dans quel conte de fée je venais de foutre les pieds.
- C'était la seule manière que j'avais trouvée pour essayer de t'aider sans trop me mêler de tes affaires. Une semaine plus tard, j'ai écouté ton message et ça m'a fait plaisir. Alors j'ai chargé Martin de s'occuper de toi du mieux possible, à condition que tu ne cherches pas à t'accrocher à moi.
- Et si je t'avais demandé un milliard d'euros ?
- Je n'aime pas ce genre de blague... Je t'aurais laissé tomber et tu te serais débrouillé avec Kovaleski.
- Et si je t'avais demandé un truc du genre : "je veux être célèbre".
- ...Je t'aurais fait casser la figure par mes gorilles de telle manière que tu aies ta photo dans les journaux dès le lendemain matin.
- Tu plaisantes ou pas ?
- Oui. Je t'aurais tout simplement ignoré... Je suis vraiment satisfait de ce qui t'est arrivé mais je ne vais pas chercher à m'imposer. Il est tard et je vais devoir repartir. J'ai de la route à faire."
Caroline était montée se coucher depuis déjà un bon moment. Richard raccompagna Antonio jusqu'à sa voiture.
"- Tu n'oublies pas qu'il me reste encore un voeu, n'est-ce pas ?
- Est-ce que j'ai une tête à oublier ce genre de choses ?"
En disant cela, Antonio lui décocha un petit coup de poing dans le ventre, comme au bon vieux temps. Richard se plia un peu mais le coup n'avait rien à voir avec celui dont il se souvenait encore. Il y avait sept ans de cela...
Cette fois ci, ils se quittèrent en se serrant la main.
quelques années plus tard...